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la Ligne d’ombre, numéro 1, janvier 2006

 

L’homme de la Corniche

 

 
   

J’ai connu Gérald Hervé en octobre 1942 à la rentrée qui fit de nous deux, en compagnie de Robert Bonnaud, Alain Michel et quelques autres, des élèves de Léon Auger, admirable professeur de français, latin et grec. Ses yeux bleus de Breton tranchaient sur les yeux bruns de la plupart de nos camarades, mais surtout sa maison du vallon de l’Oriol faisait de lui un homme de la mer qu’il contemplait inlassablement depuis sa terrasse au-dessus de la Corniche. Nous nous répétions inlassablement le Cimetière marin de Paul Valéry,

 

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe

Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge

Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?

Chanterez-vous quand vous serez vaporeuse ?

Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,

La sainte impatience meurt aussi…

 

Nous ne savions pas alors que cette association de l’onde et de l’or venait de la première Olympique de Pindare. Nous ne savions même pas que Pindare avait existé. Nous étions solidaires, Hervé et moi, devant l’invasion de la zone «libre». Nous souhaitions la victoire des Anglais. Gérald haïssait Vichy.

Son grand-père avait été le précepteur de Valéry Larbaud. Gérald tenait de lui maintes anecdotes. Il avait surtout hérité d’une vaste bibliothèque. Bonnaud disait : «Ce type-là est heureux.» Gérald me montra sa solidarité lorsque mes parents furent arrêtés le 15 mai 1944.

Jusqu’à sa mort il est resté mon ami, même si cette amitié fut traversée de crises. Bonnaud et moi étions présents, à Marseille, quand ses cendres furent jetées au large du Frioul.

 Pierre VIDAL-NAQUET