Il s'agit ici de
faire sortir de l'oubli une œuvre et un destin. Un oubli pas
absolu, et par là même peut-être plus ardu à défier, puisque
l'œuvre a été publiée. Mais dire qu'elle le fut en son temps
serait nier l'oubli à laquelle elle semblait vouée. Et
paradoxalement, cette œuvre et ce destin auxquels notre actualité
confère en apparence une présence et une lisibilité plus forte que
jamais, risquent de demeurer dans la pénombre à laquelle
l'actualité d'alors les voua.
Plusieurs raisons à
cette menace d'aujourd'hui : outre le fait que la mémoire
collective, plus que la mémoire individuelle, sélectionne, il y a
celui de l'inintérêt voire du mépris, en France, à l'égard de la
littérature d'Indochine dans les milieux universitaires
et une tendance générale au désintéressement à l'égard de
l'histoire coloniale ;
à ces facteurs, il convient d'ajouter la très forte charge émotive
toujours sensible autour de la question algérienne qui a contribué
tôt à reléguer la question indochinoise au second plan.
L'Asie n'a jamais
profondément marqué la mémoire collective française. Tout au plus
quelques noms se détachent et à leur tête Dien Bien Phu. On
pourrait d'ailleurs avancer le point suivant : dès la défaite de
Dien Bien Phu, la France n'a plus voulu entendre parler de
l'Indochine et toutes les attentions et les tensions se sont
fixées sur l'Algérie, où la guerre commence véritablement en
novembre 1954. Or, les événements se sont déroulés dans une
période charnière (1954-1955) à laquelle, tels les lendemains de
Waterloo, la mémoire collective n'a pas décerné l'aura des grands
moments de communion nationale.
Enfin, il s'agit
surtout du destin d'un homme, Yves Kerruel, pseudonyme de Gérald
Hervé. Lui qui avait écrit en 1953 :
Le matelot Patouille
est parti habiter la terre équatoriale comme un symbole du destin
qui nous suit sur toutes les grandes routes du monde
et, plus tard, se
demanda :
Existe-t-il une
géographie du destin ?
devait disparaître à
son tour non loin des mers chaudes du matelot suicidé, près d'une
île nommée Paradise Island (Bahamas), happé par le hors-bord
d'un gros propriétaire local. Ceci pourrait paraître du roman,
mais il n'en est hélas rien.
Il préparait son
J'accuse, une autobiographie où, entre autres, devait être
raconté le drame sous sa forme historique, sans pseudonyme ni noms
d'emprunt. Je reprends donc le dossier. Les faits avérés, les
protagonistes, connus, seront présentés sous leur forme
d'origine : Yves Kerruel est un masque littéraire qui recouvre un
être et une réalité authentiques.
Avec la mort du
matelot Patouille, Gérald Hervé avait découvert l'injustice alors
qu'il faisait sa croisière d'application. Puis ce fut lui que
l'injustice frappa, peu de temps après, pour sa vie tout entière
de par la mort sociale qu'elle prononçait, jusqu'à sa tragique
mort physique, demeurée impunie. Voilà le lourd dossier dont je
viens rouvrir le chapitre colonial.
Certes, d'autres, à
commencer par la victime (qui n'aimait guère cette notion), ont
dénoncé l'injustice, ne s'y soumettant pas, au contraire de nombre
de ses semblables touchés par les mêmes événements. Car tel fut
sans doute sa faute suprême dans l'affaire de 1955 : le
Commissaire de Marine Gérald Hervé, ce « révolté, invétéré »,
ne s'est jamais soumis. Les autres : en mars 1958, la revue
mensuelle La Nef publie un article de Daniel Guérin sur
« La répression de l'homosexualité en France »
dont une partie est consacrée à l'affaire de Saïgon sous le titre
« Contagion du mac-carthysme ». Ces pages seront reprises par
l'auteur l'année suivante dans son essai Shakespeare et Gide en
correctionnelle ? :
Dans un témoignage
bouleversant et, au surplus, brillamment écrit, qui va,
espérons-le, paraître bientôt en librairie [note : Des Pavois
et des Fers, chronique, 1954-1955], un jeune officier mis
ainsi en non-activité, dévoile les dessous à la fois cléricaux et
politiques de la répression impitoyable dont il fut l'une des
victimes.
Entre novembre 1959
et avril 1960, une revue éphémère publie sous le pseudonyme de
Georges Gueyl la seconde partie de ce témoignage,
daté de juillet 1957.
Ce n'est qu'en 1971,
il y a trente ans, que, remanié et amplifié (le manuscrit est daté
de 1969), il verra le jour aux éditions Julliard sous le
pseudonyme d'Yves Kerruel, soit encore quatorze ans après les
faits.
Lorsque ce livre est
publié, au lendemain de Mai 68 et en pleine guerre du Vietnam,
Des Pavois et des fers avait beau faire écho à deux aspects
fondamentaux de l'actualité, les faits étaient anciens, leur
victime, âgée de quarante et un ans, inconnue, sur le point de
quitter définitivement Paris pour la Bretagne qu'il avait adoptée
à travers son nom littéraire.
Rançon de cette
rencontre qui n'eut jamais lieu avec son public : la mise au pilon
du livre quelques années plus tard,
son absence des bibliographies spécialisées
ou des anthologies.
Merci donc à
l'Ascalf d'avoir permis de faire entendre la voix d'Yves
Kerruel/Gérald Hervé, ici,
à
Londres
où se déploie une partie de son imaginaire littéraire.
En effet, chef
d'œuvre méconnu, Les Hérésies imaginaires sont l'histoire
des vacances que passent, en 1928, en (petite) Bretagne, dans le
Collège du Cortège de la Dame du Lac et de la Douloureuse Garde,
« des enfants britanniques dont les pères étaient glorieusement
tombés sur les champs de bataille » ; le fils du directeur de cet
insolite établissement, Bohor de Gannes, du même nom que son père,
se fera naturaliser citoyen britannique après la seconde guerre
mondiale, demeurant non loin d'ici, dans une « maison victorienne
(...) à proximité des jardins de Kensington, assailli par le
souvenir de tant de peines, de disparitions, de tant de deuils... »
C'est donc
l'histoire d'un homme exclu de sa communauté d'élection, exilé à
l'intérieur de son pays d'origine, qui est ici évoquée, hors de ce
pays, comme a été sa fin.
Un drame individuel
1‒
« Affaire personnelle »
On pourrait
reprendre ce vers de François Villon cité en exergue au livre de
Pierre Seel, Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel
Pour un plaisir,
mille douleurs.
Les faits eux-mêmes
sont vieux de quarante-six ans.
Agé de vingt-quatre
ans à sa sortie de l'école du Commissariat de la Marine, à Toulon
(commissaire de Marine en anglais : Chief Administrator in the
Navy),
Gérald Hervé effectue du 16 septembre 1953 au 15 avril 1954 la
croisière d'application à bord du croiseur la Jeanne d'Arc.
Eblouissement de ce jeune officier qui, comme « ce capitaine
français qui partit d'un si bon pas »,
raconte une impression d'escale. « J'ai cru que j'entrais au
Paradis ».
Enthousiasme juvénile, toujours, dans cette Indochine où pour
premier poste il choisit d'être affecté
et s'installe en septembre de la même année : Gérald Hervé,
commissaire de 2e classe à la BAN (base aéronavale)
de Cat-Laï, au nord-est de Saïgon, écrit : « Je me plais
énormément dans cette nouvelle existence. (...) Saïgon est une
ville adorable. »
L'histoire, ignoble
et lamentable, qui le chassa de « cette escale nouvelle de [s]a
vie de grand voyageur »
se déroule sous le signe de l'article 12 de la Déclaration
universelle des droits de l'homme relatif à la protection de la
vie privée.
Tout commença par un livre. Pendant une visite, durant ses heures
dans le civil, à la librairie Portal, rue Catinat, à Saïgon,
Gérald Hervé, « morne célibataire »
fait la rencontre d'un jeune homme, Roland Barot.
Ils parlent de l'un des livres exposés à la vente,
Le Chemin des hommes
seuls
‒ un
roman de Walter Baxter que j'avais lu en France avant mon départ :
l'histoire d'un officier anglais qui découvre l'homosexualité au
cours de la campagne de Birmanie. J'avais aimé cette œuvre forte
et pleine de tact.
C'est la fête du Têt
(le Nouvel An). Les deux hommes passent la nuit ensemble.
Plus tard,
G. Hervé tombe dans un guet-apens : au lieu du jeune homme avec
qui il a rendez-vous dans un bar, un homme en civil l'observe :
Je paye mon soda et
je me lève. Curieusement, ce civil français qui ressemble à un
premier-maître en fait autant. Aurait-il l'intention de m'aborder
et de me parler ? Pour ma part je n'en ai aucune envie.
Mais il ne semble
pas que ce soit là son intention. Il a toutefois un geste hésitant
avant de me laisser passer devant lui.
Je quitte le petit
bar et je m'engage sur le trottoir. Au moment de tourner au coin
de la rue je me retourne. Le premier-maître est toujours sur le
pas de la porte et me regarde.
Enfin, un matin de
mai 1955, G. Hervé se rend sur convocation à la Sécurité navale où
l'attend le chef, Ritti.
Tout marin connaît cette police :
Mise en place à
Londres, pendant la dernière guerre, la Sécurité navale fut
chargée, à l'origine, d'investigations de caractère
essentiellement politique. Avec le temps sa vocation s'est élargie
à des domaines moins aisément définissables. À la Libération il
n'était plus question de la supprimer : la fonction avait créé
l'organe.
Durant l'entrevue,
le commissaire de marine est reconnu par le jeune homme, apparu un
instant, puis Ritti le dégrade symboliquement :
Alors, il se leva de
son bureau et vint vers moi. Petit et trapu, sa tête, aux cheveux
noirs abondamment fournis, n'arrivait pas à la hauteur de ma
poitrine.
‒
Veuillez ôter votre casquette et vos épaulettes, me dit-il, je
vais vous y aider.
Sa voix se fit forte
et impérative. Sans hâte, mais avec précaution, il fit sauter les
épaulettes de velours loutre qui portaient mes galons.
Cet après-midi-là,
l'amiral Cabanier (« Chasseigne » dans le récit), commandant de la
Marine en Indochine-Sud, le convoque à une audience en présence
d'autres autorités militaires :
‒ Monsieur, dit aussitôt l'amiral, en s'adressant à moi, j'ai ici,
dans ce rapport, la preuve irréfutable que vous êtes un pédéraste.
Le commissaire Hervé
refuse de signer le document qu'on lui tend.
L'Amiral m'annonça
ensuite que je serais rapatrié en France le plus tôt possible pour
être exclu de la Marine, et que, dans l'immédiat, la cessation de
mes fonctions qu'il venait de décider allait entraîner jusqu'à mon
départ la mise au secret de ma personne indigne.
Je répondis à
l'Amiral que les actes de ma vie privée ne relevaient que de ma
seule conscience et que la mesure qu'il prenait à mon égard, aussi
humiliante qu'elle f[û]t, n'entamerait en rien le respect que
j'avais de moi-même.
Je fis remarquer que
le secret dans lequel l'amiral semblait vouloir tenir l'incident
était peu compatible avec la mesure disciplinaire qui revêtait un
caractère déshonorant.
Il est mis au secret
au Centre Courbet, une caserne de parachutistes, suivant des
consignes contraires au code disciplinaire des officiers.
Humiliations, vexations, brimades sont au rendez-vous : lecture et
courrier interdits, une heure de promenade, porte fermée à clef,
double planton, lavabo comme urinoir, etc.
Pendant ce temps,
son logement,
une villa de
fonction bien trop grande pour moi, à l'entrée de l'allée qui
descendait en pente douce vers la rivière parmi les mangliers et
les filaos
est perquisitionné
et diverses pièces emportées : livres (dont Proust et Gide),
revues, coupures de presse (L'Express,
France-Observateur), qui seront retenus à charge,
parmi lesquels des ouvrages provenant de la bibliothèque du carré
des officiers, le rapport Kinsey et un livre de Paul Reboux.
Le rapport de la
Sécurité navale dont a fait état l'amiral devait signaler, outre
l'hérésie sexuelle, une tendance idéologique non conforme, à en
croire les coupures de presse mentionnées.
Le 18 mai 1955,
l'avion courrier du mercredi
emmène G. Hervé sous une fausse identité d'industriel
vers Marseille via Karachi.
A Paris, lors de la
première entrevue avec le commissaire général André Voiron
au ministère de la Marine, rue Royale, près de la place de la
Concorde, celui-ci
m'apprit que par un
message arrivé de Saïgon l'amiral Chasseigne m'infligeait soixante
jours d'arrêts de rigueur pour « faute très grave contre la morale
[en note : En Droit cette sanction ne m'était pas applicable. En
effet, les fautes commises à terre en dehors des unités par le
personnel de l'Armée de mer relèvent exclusivement du règlement de
service de garnison de Terre, laquelle ne prévoit pas de « faute
très grave contre la morale ».]
Voici ce qu'alors
propose le commissaire général à son subordonné : qu'en attendant
toute autre mesure, il purge sa peine chez ses parents et fasse
une retraite spirituelle dans un ordre religieux.
Il était connu pour
sa grande pratique religieuse. Sa dévotion retenait toute la
rigueur qu'il avait acquise pendant son séjour à l'Ecole
polytechnique.
Refus de G. Hervé,
qui accomplit les semaines d'arrêts restantes à l'arsenal de
Cherbourg.
Après l'Amirauté de
Saïgon, après le Centre Courbet, puis le palais Gabriel, je
connaîtrais donc maintenant Cherbourg.
J'allais de palais
en prisons.
Cet emprisonnement
est aussi une mise à l'épreuve. Sous des dehors sympathiques et
étrangement libéraux un officier tente d'obtenir de lui des noms,
un aumônier cherche à le « sauver » :
‒
Cette chose-là n'est pas tolérable, surtout dans la marine.
Elle est condamnée, vous le saviez, dit-il de sa voix sourde.
Les arrêts
accomplis, a lieu la dernière entrevue chez le commissaire
général.
Le pressentiment que
j'avais eu lors de ma première visite se confirmait.
L'appartenance à la confession catholique avait été toujours à ses
yeux le salut possible du pauvre, même coupable. (...)
Il faisait deux
parts dans sa justice, celle qui revenait à l'Eglise, et la
portion congrue de l'Etat. Il accordait à la charité des prêtres
ce qu'il n'aurait pu, en bonne conscience, laisser à
l'appréciation de son ministre.
Je dois à mon
éducation dans les lycées de la République une incapacité à
feindre les repentirs douteux et les subtilités des directions
spirituelles.
Ultime refus de
signer sa démission de la Marine.
‒
J'ai maintenant une opinion sur vous ; peu m'importe ce que vous
en pensez ; quant à moi, ce dont je suis sûr, c'est que je me dois
de vous punir pour le respect de ce Dieu auquel je crois.
Début juillet 1955,
donc, le commissaire de marine de 2ème classe Gérald
Hervé est « libre »
en situation de non-activité, au quart de solde, sans travail.
Pour la première
fois, je me sentis séparé des autres hommes et étranger dans ce
pays.
2‒ La lutte
juridique
Chargé de
l'inspection du commissaire de marine en situation de non-activité
par retrait d'emploi Gérald Hervé, le capitaine de vaisseau Yves
de Lesquen, commandant de la caserne de la Pépinière, avait
conclu :
Il convient de ne
pas oublier qu'à Saïgon l'atmosphère n'était pas bonne et qu'il ne
fut pas seul dans ce cas (...)
Nous sommes en
présence d'un Officier de qualité exceptionnelle, d'origine
sociale modeste et de grande culture, qui a beaucoup souffert
de son exclusion d'une carrière à laquelle il était profondément
attaché.
Je ne crois pas
qu'il soit humain de lui briser sa vie.
Actuellement simple
employé dans une compagnie d'assurances (le CAPA), il est de par
sa position administrative dans l'impossibilité de retrouver un
emploi correspondant à son niveau et à ses mérites. C'est pourquoi
il serait bon que la Marine le réintègre et qu'il lui soit trouvé
une situation digne de lui.
Sans effet.
Une requête sommaire
d'annulation pour excès de pouvoir est déposée le 2 novembre 1955
auprès du Conseil d'État.
Le 31 juillet 1959 est publié le décret de mise en réforme par
mesure disciplinaire, signé par le chef de l'État, Charles de
Gaulle, et le Premier ministre, Michel Debré. Une demande
d'annulation pour excès de pouvoir est déposée le 10 octobre 1960.
Le conseil de Gérald Hervé est Me Ryziger.
Le 10 novembre 1962, le Conseil d'Etat annule le décret du 31
juillet 1959 pour excès de pouvoir.
Le commissaire de
marine Gérald Hervé gagne sa cause, mais la décision reste sans
effet sur sa carrière. De guerre lasse,
il offre sa démission, qu'il avait refusé de signer sous la
contrainte au lendemain du drame de 1955. Le décret du 6 mai 1963
la rend effective à compter du 1er juin, soit dix ans
après son admission au difficile concours du commissariat dont à
peine neuf mois de service.
L'Annuaire
officiel de la Marine a rayé le nom de Gérald Hervé.
3‒
La lutte d'un écrivain
« La France où,
entre six et huit ans, je me sentis étranger », a écrit Jean Genet.
Gérald Hervé l'a rejoint dans cette étrangérité. Mais il
avait vingt-six ans. Ce sentiment est signe chez lui de
l'exclusion (professionnelle, sociale) et le range, pour reprendre
l'expression de Françoise d'Eaubonne, à la suite de cet « écrivain
en cage ».
Ecrivain né,
le drame de Saïgon donna une orientation décisive à l'œuvre à
venir.
« Je crois aux
livres nécessaires », avait-il coutume de dire.
En juillet 1957, il
achève la première version des Pavois et des fers.
En janvier 1958, refus des éditions de Minuit.
En mars paraît
l'article de Daniel Guérin.
Comme
nous l'avons vu, à part la publication dans une petite revue d'une
partie de la première version, l'espoir de ce militant libertaire
ne sera exaucé que treize ans plus tard, en 1971.
La guerre d'Algérie
suffit-elle à expliquer le refus des comités de lecture ? Brisé,
« brûlé vif »
ayant fini par trouver un emploi de chargé de recherches en
relations humaines au CAPA,
il ne révèle son drame qu'à son entourage proche, excepté ses
parents et ses amis d'avant son départ. Seuls les milieux
homosexuels de la capitale l'écoutent : à Arcadie, André Baudry,
averti très tôt du cas de cet officier, l'aide, il noue de
nombreuses amitiés.
Mais, hormis la littérature, au public immense, des Gide,
Montherlant, Peyrefitte, en ces temps d'ordre moral renouvelé
et de conflit algérien, la place est restreinte pour un texte dont
l'engagement sort des sentiers battus : l'heure n'est plus à
l'Indochine et pas encore à la défense des minorités sexuelles.
La première version
de des Pavois et des fers est à la fois plus courte
et, surtout dans la seconde partie, plus militante. C'est cette
partie qui est publiée en 1959-1960. Elle raconte les faits depuis
le mois de mai 1955. En voici la première phrase :
C'est en Mai 195(.)
que prit fin ma carrière dans la Marine.
Elle contient en
particulier un long développement sur la Sécurité navale, l'organe
policier responsable de son exclusion. Au total, dans les trois
livraisons de la revue Juventus, le texte publié correspond
à un tiers de la version originale, et au maximum vingt pour cent
de la seconde, pour un public limité.
Gérald Hervé n'est
pas un militant public
de la cause homosexuelle ou anti-colonialiste. Le « morne
célibataire » de Saïgon demeure un solitaire et sa vie d'écrivain
se poursuit.
En 1956-1957,
Arcadie publie plusieurs textes de lui, sous le même
pseudonyme de G. Veher : une étude consacrée à Pierre Loti,
une nouvelle,
un compte rendu de deux pièces de théâtre en anglais, Thé et
sympathie de Robert Anderson et la Chatte sur un toit
brûlant de Tennessee Williams.
Là s'arrête sa collaboration à la revue.
Entre juillet 1959
et février 1960, il rédige un important essai sur l'homosexualité
demeuré inédit pendant plus de quarante ans, Orphée interdit.
Datée de 1960, une pièce de théâtre, Florence ou la ville aimée
deux fois, met en scène l'affrontement entre Laurent le
Magnifique et Savonarole.
Il faut voir dans
tous ces textes rédigés dans les cinq années suivant l'exclusion
de la marine, moins une volonté de compréhension et
d'approfondissement du drame lui-même, ce que l'auteur fera dans
la seconde version des Pavois et des fers que le début d'un
itinéraire littéraire et philosophique inséparable du
questionnement porté sur sa différence de « nature » :
On eût pardonné à
une aberration de jeunesse ce que l'on ne pouvait, en bonne
logique, pardonner à ma nature.
Tellement crie à
travers ce livre [Des Pavois et des fers] l'évidence d'un
être différent.
La seconde version
des Pavois et des fers a été achevée en 1969, à
« Tréguier-Plougrescant ».
Or, dès 1970, Gérald Hervé entre dans l'université ; l'année
suivante il quitte définitivement Paris au moment où enfin
Julliard publie son livre. Excepté la période de la marine
(1951-1955), il habitait la capitale depuis 1948. Rupture d'autant
plus significative que peu après la publication du livre, il lit
une conférence au club Arcadie :
dernier acte d'un engagement qui n'a jamais trouvé d'échos loin
au-delà du cercle où il avait été accueilli seize ans plus tôt.
Quel autre signe
retenir de cet engagement solitaire que ces apparitions, à travers
les publications plus ou moins confidentielles, jusqu'à son
premier livre publié, toutjours faites sous pseudonyme : G. Veher,
Georges Gueyl, Yves Kerruel, tandis que les œuvres demeurées dans
l'ombre portent bien le nom de Gérald Hervé ?
Il faut tenir le
livre de 1971, le premier qu'il ait publié, pour une œuvre
centrale dans son destin, comme le témoignage d'une vie
irrémédiablement basculée hors de l'espace des connivences
sociales et des conflits intégrables, fussent-ils les plus
violents, ce que l'on pourrait formuler : l'affaire Hervé est-elle
soluble dans la société française ? Il occupe une place d'autant
plus significative dans l'ensemble de son œuvre écrite qu'il a
tenu à en donner une ultime version, attestée par les corrections
apportées sur son exemplaire personnel.
Vingt-cinq ans plus
tard, son dernier ouvrage, La Nuit des Olympica. Essai sur le
national-cartésianisme, couronnera une vie et une pensée
indissolublement marquées par le drame de 1955 :
Une exclusion sous
le signe de Descartes
Ce livre est né
d’une blessure existentielle. Son auteur, Commissaire de la Marine
Nationale dans les années cinquante, a été exclu de la Marine, sur
un soupçon d’homosexualité.
‒
“Je me dois de vous punir pour le respect de ce Dieu auquel je
crois”, trancha à son égard le Commissaire Général de Marine
(issu de l’X). Désormais, indigne de servir les armes de
la France. Une “affaire” dans laquelle jouèrent un rôle
décisif l’Aumônerie Catholique aux Armées et la haute
Administration mandarinale de la rue Royale.
Jeune officier
pauvre, brisé en pleine jeunesse, au seuil d’une carrière
prometteuse, ne pouvant même plus se prévaloir de la réussite à un
grand concours d’Etat, ayant perdu jusqu’à la trace de son C.V.,
homme désormais sans qualité, il irait aujourd’hui
rejoindre les rangs des Sdf. Tout comme Alain Juppé, invoquant la
méritocratie républicaine, il aurait pu dire : “à quoi bon
rappeler que je ne suis pas issu de la grande bourgeoisie, que je
ne suis pas sorti de la cuisse de Jupiter... Ces diplômes,
personne ne m’en a fait cadeau.” Mais, bien plus, l’auteur de ce
livre pourrait dire encore le bafouement du principe de
non-confessionnalité de l’Etat et la disparité de traitement dont
il fut victime, car, en l’occurrence, et pour le même motif,
d’autres que lui, mieux-nés, furent mutés au Quai d’Orsay
dans la Carrière... (après une période de retraite
spirituelle...)
“Mes maîtres m’ont
appris qu’il y avait deux France, les héritiers de l’Ancien Régime
et ceux de la Révolution”, a écrit Jean Daniel.
Depuis, l’auteur n’a
cessé de s’interroger sur ce reniement des principes (dans quel
climat d’intimidation, de pressions de toutes sortes sous les
lambris dorés des ministères, de pharisianismes et de
tartufferies) qui, jusqu’au régime de Vichy, avaient constitué la
France en pays de droit. Après... la Machine
à Récupérer les Pétainistes apporta en
rescousse aux néo-gaullistes bien-pensants de l’après-guerre
(vrais dévots et faux laïcs) les mêmes arguments d’ordre moral à
l’égard d’un crime que la Révolution de 1789 avait
désacralisé.
‒
“Je ne crois pas qu’il soit humain de lui briser sa vie”,
avait pourtant conclu dans son rapport l’Officier-Inspecteur, mais
la Raison fut évoquée en réplique par le même Commissaire Général
qui se targuait de Dieu
‒ et
se plaça sous le signe de Descartes.
“Je dois à mon
éducation dans les lycées de la République une incapacité à
feindre les repentirs douteux et les subtilités des directions
spirituelles”, a écrit Gérald Hervé dans sa chronique des
Pavois et des Fers (Julliard, 1971).
L’auteur vient
d’achever sa vie professionnelle, mouvementée et douloureuse
‒
d’humiliation ‒
comme Maître de Conférences à l’Université de Rennes.
Son exclusion de la
Marine Nationale et ce livre sur Descartes
‒ méditation
de toute une vie ‒
forment aujourd’hui un tout.
La Nuit des Olympica
se veut aussi l’Anabase réfléchie (et nationale) à la
source d’une telle amputation du corps social. (Quel gâchis
humain !)
Etait-ce donc au nom
de ces mêmes valeurs tant affichées dans notre culture pour
lesquelles nous avions combattu ‒ contre l’infâme Beruf
Verbot des lois de Nuremberg, l’interdiction professionnelle,
ici à la source française, sous couvert de raison cartésienne ?
Règlement de compte,
peut-être, mais avant tout, compte de justice. À l’âge de
l’auteur [69 ans], il ne peut plus être apuré que par des mots et
des pensées encore vivantes.
Ce drame devait
donner un poids tout particulier à ces mots que le jeune Gérald
Hervé, âgé de dix-neuf ans, publia dans la revue Imprudence
fondée en compagnie de Pierre Vidal-Naquet, Noël Alexandre, Pierre
Nora, Jérôme Peignot :
L'art n'est pas
seulement un jeu.
4‒
Affaires personnelles
Comme le suggère
dans le titre du présent travail le « mac-carthysme sexuel »,
l'affaire Gérald Hervé ne fut pas la seule dans ce contexte de
« terrorisme anti-sexuel »,
Ils sont comme cela
nombreux, dans la Marine et ailleurs, parmi les victimes du passé
et celles encore à venir qui auront à souffrir tant que durera ce
terrorisme anti-sexuel dont parlait le sexologue René Guyon, à
être interrogés au hasard des dénonciations, des filatures, des
provocations, à découvrir bientôt qu'on les considère comme des
criminels et qu'on les traite comme tels, avec le mépris, l'injure
ou le rire ignare.
et de guerre froide.
En 1957, G. Hervé
écrit que la lutte contre les homosexuels « s'est intensifiée ».
Les thèmes de l'espionite et de la délation deviendront en 1969
l'un des aspects essentiels du tableau des mœurs dans la Marine.
De la première à la seconde version, la réflexion de l'auteur
s'est approfondie. Des faits nouveaux surgissent, en particulier
l'intervention, en décembre 1954, du député Dronne à l'Assemblée
nationale contre ces « traîtres » en puissance que sont les
homosexuels.
« Il s'agit de ces
hommes qui appartiennent à la confrérie actuellement à la mode des
homosexuels... Vous ne devez pas oublier, monsieur le Ministre,
que ces sortes de personnages ont des défauts qui les rendent
particulièrement vulnérables dans les postes où vous les avez
maintenus ou nommés. Ce qu'on appelle publiquement « l'affaire des
fuites » souligne la nécessité d'un criblage et d'un nettoyage
dans les hautes sphères administratives afin d'en chasser les
incapables, les traîtres
‒ vous
avez commencé et je vous en félicite ‒
et les indignes. (...) Voilà ce qui est à l'origine de la création
de ce qu'on appelle le réseau Dides. »
Tous les pays
membres de l'O.T.A.N. sont maintenant concernés. Il s'agit d'un
plan général d'assainissement.
Dès 1957, Gérald
Hervé sait donc, sans détenir toutes les clefs de la situation,
qu'il est loin d'être le seul dans son cas. Mais ces gigantesques
« coups de filet »
ne s'expliquent-ils que par la conjoncture internationale ?
Lorsqu'en 1960, six
ans après l'intervention de Dronne, le député Mirguet dénonce à
son tour le « fléau social » de l'homosexualité, ce n'est pas
l'OTAN qui tire les ficelles de sa vertueuse indignation.
L'armée française n'a bien évidemment pas attendu des directives
américaines pour agir. L'histoire des lois de répression contre
l'homosexualité (abolies en 1791) est suffisamment éloquente : dès
les années 20, c'est dans les milieux de la police et de la Marine
que sont émises les premières propositions.
Deux noms se détachent, en 1927, ceux du ministre de la Marine
Georges Leygues
et de son chef adjoint François Darlan, le futur amiral. Puis
viendra, sous le régime de Vichy, le décret du 6 août 1942 qui,
conservé après la Libération
dans le Code pénal (dans l'article 334), ne sera aboli qu'en 1981
par le ministre de la justice Robert Badinter :
Il est ignoble de
briser la vie d'un homme en raison de son homosexualité.
Or, Gérald Hervé
dévoile, dans les versions successives des Pavois et des fers
des affaires identiques à la sienne, du moins dans leurs causes.
Dès 1957, c'est entre autre au cas de Jacques Raphaël-Leygues
qu'il fait allusion :
Je connais cependant
le cas d'autres Officiers qui s'étaient trouvés un jour dans des
aventures aussi singulières que la mienne et qui avaient, malgré
cela, bénéficié de mesures de bienveillance et de maintien.
Certains d'entre eux occupent même des postes importants dans la
Marine.
Dans la version de
1969, Gérald Hervé développe la figure de « M. Philippe »,
« Philippe Delcoux »,
en réalité le capitaine de vaisseau Philippe Malroux. Là encore,
les faits racontés sont exacts. À cette occasion, l'auteur,
« jeune officier pauvre »,
montre combien règne la pratique des inégalités de traitement,
entre les officiers eux-mêmes ainsi qu'entre ceux-ci et
l'équipage :
Il est vrai que
parmi les homosexuels ainsi repérés, on trouve parfois des
morceaux de choix. La prise est quelquefois si bonne que, sur
injonction supérieure, l'affaire est immédiatement classée. (...)
Ce que l'on
n'oserait même pas tenter sur des Officiers, on ne se gêne
nullement pour le pratiquer sur des êtres qui sont par tradition,
au sein de la Marine, des êtres simples, assez ignorants, sous le
joug de la discipline.
L'affaire Malroux, à
laquelle G. Hervé est lié, puisque le provocateur tombe sur lui
dans sa recherche du mystérieux « M. Philippe », permet de
dévoiler par les réseaux personnels et les comportements de
pénitence les traitements de faveur. En effet, d'après le texte,
Ph. Malroux a fait Navale avec Ritti, le chef de la Sécurité
navale à Saïgon, mais ils ne s'entendaient guère. L'amiral
Cabanier étouffe l'affaire. Par ailleurs, l'officier qui vient
visiter G. Hervé à Cherbourg est un de ses amis ; c'est ainsi
qu'il lui remet son adresse parisienne, d'où la visite racontée
chez ce grand bourgeois marié.
Cette visite chez le
capitaine de vaisseau tombé dans les rets du même provocateur à
Saïgon en 1955 impose à G. Hervé l'amère expérience de
l'impossible solidarité. Avant de le rencontrer,
Je me sentais
solidaire de cet homme dont les épreuves me paraissaient si
proches des miennes.
A la fin,
il me raccompagna à
sa porte et me souhaita bonne chance. Visiblement il ne tenait pas
à me revoir.
Tous préfèrent, dans
le silence des compromis, la sauvegarde de leurs intérêts. Le
capitaine de vaisseau avertit à son tour le commissaire de
marine :
Vous faites trop de
bruit autour de votre affaire. (...) Croyez-moi, la marine, c'est
comme l'église, on ne rompt pas, on biaise.
Mais, on l'a vu,
l'officier Hervé nourrit d'autres principes :
Je dois à mon
éducation dans les lycées de la République une incapacité à
feindre les repentirs douteux et les subtilités des directions
spirituelles.
D'autre part, les
inégalités de traitement à l'égard de l'équipage, dont les
officiers sont exempts, sont révélatrices des méthodes de la
Sécurité navale. En Algérie, les services de renseignement ne
connaîtront plus les limites que les Français s'imposent encore
entre eux. Dans le texte de 1957, G. Hervé détaille ses activités
dans le terrorisme anti-sexuel : enquêtes, filatures,
provocations, interrogatoires, humiliations, violences.
On cogne ou on
cajole.
Un marin à qui Hervé
avait prêté des disques avait été dénoncé par ses camarades :
J'appris qu'il avait
été conduit à Saïgon au poste de Sécurité navale. Là, complètement
dévêtu, et après avoir été soumis à un examen particulier, il
avait été interrogé et frappé par des fonctionnaires de la
Sécurité navale qui s'étaient en vain, pendant des heures,
efforcés de lui arracher des aveux sans objet.
Rien ne pouvait plus
répugner à un homme qui avait tôt découvert l'injustice de la
discipline militaire dans la marine, et ses conséquences tragiques
avec la mort d'un marin à bord de la Jeanne d'Arc en
novembre 1953 :
Le jour même du
passage de la ligne, le matelot Patouille s'est suicidé dans la
prison du bord où il avait été envoyé pour une bagatelle... ce qui
pose bien sûr une fois de plus le problème de la discipline dans
la marine. Certainement il a emporté avec lui le secret de sa mort
‒ mais
il suffit de voir le "niouf", une cellule sans air, ni lumière,
une planche qui ne permet même pas de s'allonger en entier pour
dormir ‒
voilà la condition faite à l'équipage qui, il faut bien le dire,
et je m'en rends compte, n'a pas droit dans ce métier à la
considération et à la dignité de l'être humain.
En fait, deux
conceptions de l'honneur s'opposent dès lors qu'il s'agit de poser
la question suivante : pourquoi ne s'est-il pas soumis aux
injonctions de la hiérarchie ? La première, « Honneur et Patrie »,
se lit « sur les plaques d'acier des unités » ;
c'est elle qui fait s'esclaffer un officier à la réaction du
commissaire en présence de l'amiral, à Saïgon :
Je fis remarquer que
le secret dans lequel l'amiral semblait vouloir tenir l'incident
était peu compatible avec la mesure disciplinaire qui revêtait un
caractère déshonorant
‒
Ah ! vous pouvez parler d'honneur, s'écria superbement Longjumeau.
Solidaire en réalité
de ceux avec qui il entretenait des rapports dépendant de ses
fonctions de commissaire de marine (ainsi, en octobre 1954,
l'amiral Cabanier le nomme conseil d'un matelot accusé de vol),
incapable de jouer le jeu de la caste où il s'est fourvoyé, il les
rejoint, par d'autres voies, dans l'exclusion dont il est frappé
comme d'un arrêt de mort sociale, après avoir obtenu un rang par
son seul mérite.
Des Pavois et des
fers sont
le témoignage d'un drame individuel, multiplié par d'autres drames
individuels, aussi absurdes les uns que les autres. Mais leur
absurdité prend sens grâce au refus, suicidaire ?,
de la seule victime s'étant révoltée. L'affirmation de sa
différence, par le refus de la honte et du silence,
lui a coûté très cher. Peut-être a-t-il par la suite conquis sa
liberté de cette façon. Il reste à reconnaître que c'est lui qui
avait raison contre ceux qui, aussi bien les responsables que les
complices de son malheur, incarnent méchanceté et négation de la
liberté.
Dans cette
différence il y a un orgueil et dans cette écriture la
dénonciation d'une injustice qui dépasse de beaucoup la personne
du narrateur et donne à l'ouvrage sa véritable dimension : une
dénonciation de la blessure faite à l'homme différent des autres
‒ et
non respecté dans sa différence ‒
qu'il soit juif, noir, homos[exuel]. C'est cette différence qui
impose le respect et donne la leçon du livre.
Ainsi comprend-on
mieux l'absurdité tragique des faits tels que l'illustre le
passage extrait du romancier Angus Wilson, placé en exergue du
livre :
Pas même un de ces
péchés inouïs qui vous permettraient de vous sentir pervers et
différent. L'homme seul, à sa vraie place, parmi beaucoup de
choses plus vastes qui remplissent leurs fins.
Un drame collectif
La France achevait
son destin en Extrême-Orient. La Marine nationale faisait la
chasse aux homosexuels.
Cette chronique
n'est ni une autobiographie de guerrier ni un récit de guerre.
Et quoique l'auteur ait senti combien ce raccourci risquait de
paraître sommaire, le supprimant de la version définitive, il
fait mouche. Des Pavois et des fers marque un terme à la
littérature de l'héroïsme militaire, même si avec Dien Bien Phu,
faisant contrepoids à la « sale guerre », ce sentiment trouvera
encore à s'exprimer, comme il signale l'épuisement de l'exotisme
colonial.
Gérald Hervé ne
raconte pas son baptême du feu, cette expérience qui attend tout
militaire. Il faut lire ses lettres pour apprendre qu'il a vécu
des moments de guerre et qu'il a été confronté de près à la
présence de la mort :
comme nous le verrons, l'armistice ne connut pas la paix des
armes. En revanche, il évoque un autre baptême, rite obligatoire
dans la marine, le passage de la ligne. Mais le récit qu'il avait
fait dans une lettre durant la croisière de la Jeanne d'Arc
vient à présent illustrer de façon tragique le problème de la
discipline : en contrepoint de la fête, le suicide du matelot
Patouille, retrouvé pendu dans sa geôle le lendemain.
D'autre part, si
dans des Pavois et des fers il y a peu de sang et de cette
violence légitimée par le droit de la guerre, un mot est absent du
texte : l'ennemi.
Et faudrait-il en nommer un aux yeux de l'auteur du livre que ce
ne seraient sûrement pas les Viet-namiens. Loyauté et lucidité
sont deux qualités suprêmes chez cet officier en qui d'autres ne
verraient que trahison en puissance. Voici ce qu'il écrit dans une
lettre alors que l'armée du gouvernement Diem, l'allié officiel de
la France, tire sur l'armée française :
Je garde toute mon
estime au gouvernement Diem même si demain je devais tomber sous
les balles de son armée.
A l'horizon de
l'individu il y a l'histoire.
Cette chronique
altière mêle la ruine d'un destin personnel à la tragédie
historique du peuple indochinois.
Ce renversement de
perspective par rapport au passage cité au début de cette partie
rétablit une vision plus juste. Ce n'est pas d'une lutte entre des
peuples qu'il s'agit, mais de l'écrasement d'un homme contemporain
d'un drame collectif. Ruine et tragédie, ruine sur fond de
tragédie, une double fatalité est à l'œuvre, qui n'est pas
théâtrale mais historique. Et cette coïncidence paraît relever de
plus haut, de la loi universelle du destin que symbolise la visite
du temple d'Angkor Vat.
Aussi sommes-nous en
mesure de répondre à la question que G. Hervé s'était posée dans
une lettre : « Est-ce à nouveau le temps de Malraux ? » Non.
Des Pavois et des fers répondent tout entier par la négative.
La pose malrucienne n'est pas de mise, le romantisme politique n'a
pas lieu d'être. Nulle place pour l'enthousiasme, l'idéalisme, le
sacrifice de soi. Le « héros » est lui-même l'objet d'un sacrifice
et, contrairement à Iphigénie, il ne s'enfuira pas sous la forme
d'une biche.
Je rêvais à ce dieu
qui m'avait puni. Quel tribut devrais-je encore lui payer ?
« Non, puissances de
la Nuit, leur dit Apollon, je ne pourrai pas vous chasser. Vous
aurez toujours votre place dans la Cité. Vous êtes des puissances
infectes, mais on vous gorgera d'encens pour vous apaiser. »
Gérald Hervé a
parfaitement conscience des niveaux et degrés de la réalité dans
laquelle il s'est trouvé plongé :
Mon drame individuel
était peu de chose, je le savais, dans le drame politique et
militaire qui se jouait autour de moi.
Et pourtant il
participait lui aussi de ce même climat général d'exaspération et
de défaite, de confusion et de panique. Mais, par-delà ces
circonstances, c'était aussi toute une époque qu'il exprimait,
celle de la peur et de l'intolérance.
Des Pavois et des
fers, ce
témoignage d'une double fin, ne font de place à l'héroïsme d'aucun
bord. Nulle fin n'est belle.
Elle se doit d'être vraie.
Des Pavois et des
fers
constituent donc un témoignage authentique, extrêmement perçant
qu'un commissaire de marine, officier en marge du service purement
militaire, observateur des uns et des autres, a pu porter sur
divers aspects de la présence française dans l'Indochine d'après
Genève, ce Vietnam naissant où déjà apparaissent les signes dont
sortira demain.
1‒ Fin de siècle en
Asie
Une des premières
impressions du commissaire Hervé à son arrivée dans son poste est
celle d'« une atmosphère de « fin de campagne »
et de grandes vacances ».
La société coloniale
vit ses derniers jours « sous un soleil fin de siècle »,
profitant à l'arraché des plaisirs de cette villégiature.
C'était le moment
aussi que de nombreux officiers supérieurs jugeaient opportun pour
faire venir leurs épouses en Indochine afin de profiter d'un
dernier séjour dans ce pays avant le retrait du Corps
expéditionnaire. (...)
Les plages du cap
Saint-Jacques, la forêt d'Angkor et les résidences de Dalat
retrouvèrent l'affluence des jours heureux d'avant la guerre.
(...)
Le dimanche, plus
particulièrement, les routes du delta s'offraient à la circulation
des nombreuses voitures qui se rendaient au cap.
Cette promenade
était toujours une sorte de petite expédition divertissante
‒ des
ponts détruits, des villages déserts, les cantonnements de sectes
suspectes au bord du chemin ‒
juste, à vrai dire, de quoi faire seulement frissonner ces dames
et leur permettre d'exercer sur toutes ces choses la profondeur de
leurs réflexions politiques.
Quant aux autres,
ceux qui fondaient des espoirs d'enrichissement facile, des
Pavois et des fers ne prétend pas réécrire l'histoire des
colons, des petits blancs et des fonctionnaires, tous ceux dont le
destin, médiocre ou héroïque, constitue pourt une grande part le
sujet même de la littérature française de l'époque coloniale.
« Les domaines de Michelin »
ont beau être proches de la base de Cat-Laï, Gérald Hervé ne
refera pas Un Barrage contre le Pacifique de Marguerite
Duras (1950).
Le livre raconte avant tout la réalité des milieux que l'auteur
connaît intimement, liés à la présence militaire.
Petit dessous de la
belle guerre. Il y a eu des gens qui ont pâli de douleur en
apprenant l'armistice. « Alors, on va être rapatrié... Je n'aurai
pas ma Cadillac... »
Pas plus que, du
fait de son éloignement de la métropole, il ne semblait au courant
de l'actualité parlementaire de la répression de l'homosexualité,
il ne paraît informé du scandale de la Banque d'Indochine.
La fête des piastres
jetait ses derniers feux, et dans le monde de la finance le jeu
des différences battait son plein.
En revanche, il
connaît parfaitement les usages et la situation des finances
internes. En scrupuleux commissaire de marine,
il décrit son rôle de grand dépensier au service de cette fête en
train de finir :
Les frais de
déplacement et de mission étaient chaque jour plus nombreux.
On n'arrivait plus à
dépenser les bons d'essence.
Comme si le budget
de l'Armée était devenu une annexe de celui de l'office de
tourisme.
L'aventure
indochinoise est une véritable aberration... et pourtant il n'y a
jamais eu autant de finances gaspillées que depuis la signature
des accords de Genève. (...) Tout se passe comme aux origines de
cette guerre pourrie où certains se donnaient des raisons d'être
sur place, sur la bonne place et de s'accrocher au bon gateau.
2‒ Le début d'une
autre époque
Tandis que les
Français s'apprêtent à partir, les Américains, qui n'ont pas signé
les accords de Genève, continuent de s'installer. Des Pavois et
des fers se fait l'écho de leur présence et de leur influence
grandissante.
En Extrême-Orient,
la guerre froide, contexte-alibi du député Dronne, c'est la guerre
tout court, celle, menée par les Etats-Unis, de Corée qui vient de
s'achever (1950-1953), débouchant, d'après le modèle allemand, sur
la partition entre le nord pro-communiste et le sud
pro-capitaliste (armistice de Panmunjon). En décembre 1954, les
accords Ely-Collins établissent les bases de la coopération
franco-américaine au Sud-Vietnam. À partir du 1er
janvier 1955, le gouvernement Diem reçoit l'aide directe des
Etats-Unis. Nous verrons plus loin comment, quelques mois après,
tourneront les choses au détriment de la France.
Les États-Unis
d'Amérique ne sont pas, pour l'auteur des Pavois et des fers,
une puissance indifférente. Son admiration s'exprime dès 1953,
alors que la Jeanne d'Arc va accoster à la Nouvelle-Orléans.
En 1954-5, la
présence militaire américaine
fait partie du paysage de Saïgon. Certains signes de leur
importance croissante n'échappent pas à la sagacité du commissaire
de marine Hervé, plus libre que quiconque dans l'armée de ses
mouvements :
Le plus grand bordel
de Saïgon qui s'appelait le Parc à autruches, bénéficiait
de la protection française.
Il comportait deux
classes, l'une pour les hommes de troupe et l'autre exclusivement
réservée aux officiers. Mais, à la suite d'un accord passé aves
les autorités, les marins et soldats américains en séjour à Saïgon
eurent bientôt droit à la classe des officiers français.
Détail révélateur
qui ne fait pas oublier le niveau des grandes affaires de la
guerre et les mouvements d'ensemble de l'histoire en train
d'accoucher de nouvelles formes. Tandis que peu à peu se dessine
ce qui deviendra la dictature Diem à travers le paysage même de la
base repliée sur elle-même,
image de ce carré
chaque jour plus rétréci qu'est la liberté au Sud-Vietnam
se profile le visage
plus sombre des années à venir :
Derrière ce décor
fiévreux et cosmopolite perçait déjà l'angoisse de tout un petit
peuple. Je pensais à cette guerre qu'avait menée la République et
qui allait bientôt se rallumer sous d'autre auspices. Tout le
laissait présager maintenant. Les avisos américains se massaient
de plus en plus nombreux dans le port. Il y avait dans cette
concentration gigantesque quelque chose de grave, comme le
pressentiment d'un adieu définitif à la paix. Combien de mois, de
semaines nous séparaient encore du drame ?
En janvier 1955,
Gérald Hervé exprimait dans ces termes sa passion et ses
pressentiments :
que vous dire de
plus sur la vie quotidienne au Viet Nam sinon que nous vivons des
heures captivantes au point de vue historique et que là se joue
une grande partie qui n'a peut-être pas encore commencé.
La fin de cette
phrase illustre la lucidité de son analyse ainsi qu'une volonté de
compréhension, à l'heure où il n'est encore qu'un officier d'une
armée en train de faire ses bagages et d'une puissance déchue
confrontée à des choix nouveaux.
3‒ La bataille des
sectes
Des Pavois et des
fers
apparaît bien comme une entreprise double qui déborde du cadre
autobiographique. Alors que le temps de service de G. Hervé va de
septembre 1954 au 18 mai 1955, les événements militaires racontés
dans le livre remontent à 1953 et cessent début juin 1955. Quand
il arrive, les accords de Genève (21 juillet 1954) ont consommé la
partition entre le nord et le sud du 17ème parallèle,
en même temps que l'éclatement de l'Indochine en trois Etats :
Viet-Nam, Laos et Cambodge. Ces accords
avaient mis fin aux
combats et la grande machine militaire tournait maintenant à vide
dans un monde qui n'était plus celui de la guerre sans être celui
de la paix.
A la base, on
raconte encore, un an après, une atrocité qui n'est rien d'autre
qu'un crime de guerre, demeuré impuni, commis par les soldats
français dans un village entre Cat-Laï et Saïgon.
Puis il y a une analyse, comment l'éviter ? des conséquences de la
défaite de Dien Bien Phu.
Au total, on s'en rend bien compte, le propos du livre n'est pas
de rapporter en chroniqueur attentif des coups de feu échangés de
part et d'autre. G. Hervé est avant tout témoin parmi « ceux qui
arrivent de France pour la liquider [la guerre]. »
Arrivé en pleine
période d'armistice, d'où cette impression trompeuse de « grandes
vacances », il va vivre assez tôt des heures difficiles (et son
baptême du feu)
qu'aujourd'hui encore les historiens traitent de manière
controversée : dès décembre, son courrier fait état de la
« dégradation continue » de la situation, de la réapparition du
« visage de la guerre » à la base.
La base de Cat-Laï
où il est affecté joue un rôle stratégique important.
Elle sera menacée durant les mois de troubles qui vont précisément
de septembre 1954 à mai 1955. Le gouvernement Diem doit combattre
la « semi-anarchie ».
Les actes d'insubordination au sein de l'armée se multiplient.
Un des principaux faits de l'époque tient à l'activisme des
sectes, bouddhistes en particulier. Sur ce sujet, des Pavois et
des fers fournit un témoignage qui doit être versé au dossier
de l'histoire de l'après-première guerre d'Indochine.
Le récit des
événements décisifs commence avec, dans la nuit du 30 mars, un
assaut sur Saïgon, préfiguration de la « nuit rouge »,
et se poursuit jusqu'à ce qu'on appelle la « bataille des
sectes », qui va de la nuit du 30 mai au 4 juin.
Au-delà des épisodes militaires qui vont crescendo depuis
l'automne 1954,
une certitude l'emporte dans le livre, c'est la tactique du double
jeu de la France. Censée protégée le gouvernement Diem, elle
soutient en coulisses les sectes qui l'attaquent.
C'était la politique
du double jeu et même du triple jeu (avec la mission Sainteny à
Hanoï).
Les résultats de
notre politique ne se firent pas attendre.
Le gouvernement Diem
sortit renforcé de l'épreuve. Bientôt, les Américains
« démissionnaient » le général Ely. Le gouvernement Diem exigeait
le retrait immédiat de notre Corps expéditionnaire.
Quelques semaines
plus tard, Radio-France-Asie annonçait la dernière émission en
langue française.
Ainsi ce qui
avait pu sembler des « mois d'armistice et de loisir »
se révèle bien être la continuation d'une guerre, avec son cortège
d'horreurs :
Ce que j'ai vu à
Saïgon ce matin était horrible, les réfugiés, les blessés jonchent
les rues, les hôpitaux ne peuvent plus en recevoir. Mais plus
horrible encore c'étaient les noyés que nous avons rencontrés tout
au long du fleuve et qui venaient clapoter contre notre chaloupe.
En slip noir, le ventre énorme, faisant la planche, des
Vietnamiens qui furent faits prisonniers de part et d'autre et qui
avaient reçu une balle dans la nuque avant d'être jetés à la
rivière... Et puis on a vu aussi un européen cloué sur une planche
et flottant aussi avec une devise : « Français, voilà ce qui
t'attend. » Quand nous sommes arrivés au port un chaland était en
train de recueillir les noyés. Il y en avait 48 d'entassés !
Version
indochinoise de la devise du FNL : « La valise ou le cercueil ».
Il est
significatif que Gérald Hervé ait utilisé à deux reprises la même
image du jeu de ma-jong, une première fois dans la lettre du 29
avril où est dénoncé le double jeu de la France
jusqu'au bout
nous aurons joué les plus mauvaises cartes de cette partie funèbre
de « Ma-Jung » asiatique...
puis, dans le
récit, en 1957, de la nuit de Cholon.
Où il apparaît que le destin individuel et le destin collectif
semblent obéir avant tout à un jeu de hasard aux conséquences
tragiques et inéluctables.
4‒ Le
désenchantement
La France a raté
son « Empire ». Les militaires [et les] colons (et les Corses ?)
l'ont perdu.
Un tel constat
peut traduire soit la désillusion soit une forme neutre de
lucidité. Si l'on s'en tenait à la lecture des Pavois et des
fers, le soupçon d'une revanche demeurerait. Mais cette phrase
a été écrite plusieurs mois avant le départ pour l'Indochine,
comme nombre de réflexions tout aussi désabusées à l'égard de la
puissance française dans le monde, ou plutôt ce qu'il en reste.
Lorsque Gérald Hervé dénonce « ce mythe colonial dont on a tant
recouvert une grandeur moribonde », il reprend une phrase d'une de
ses lettres qui résume la teneur de conférences données à Saïgon
par des membres de l'Ecole française d'Extrême-Orient :
« bilan de cinquante années de présence culturelle. » Au total :
un échec. Et de résumer le propos de M. Kermadec sur la faute
originelle de la colonisation occidentale par les pères jésuites,
l'introduction des caractères latins en Indochine qui
avait fait de la
langue vietnamienne, autrefois rattachée aux idéogrammes chinois,
une langue essentiellement phonétique, séparée de sa source
d'origine. (...)
Un tel accident
ne va pas sans conséquences tragiques.
L'analyse se fait
réquisitoire puis, devant ce parterre choisi de hauts responsables
galonnés invités à écouter l'inventaire dressé par des
intellectuels, leçon de haute éthique, qui ne fait que confirmer
les mots les plus désabusés de Pierre Loti ou de Claude Farrère
sur l'aventure coloniale :
On y apprenait
ainsi que la réalité, ce n'était pas seulement l'œuvre de surface,
que ce qui importait était moins ce que nous avions donné que ce
que nous n'avions jamais donné. Nous n'avions donné à ce peuple ni
notre amitié ni notre estime. Nous ne l'avions même pas fait
profiter de ce droit que nous avions établi pour nous-mêmes.
Alors quand le
commissaire de marine Hervé écrit :
Nous sommes des
étrangers,
sortie de son
contexte, cette phrase prend valeur de vérité générale. Ce
sentiment, en tout cas, est crûment exprimé dans une lettre :
Nous avons
démérité et je suis un soldat d'occupation ni plus ni moins.
Quelques mois
plus tard, l'expérience de l'absolue injustice individuelle se
mêlera à ces vérités déjà reconnues, apprises depuis longtemps :
A travers ma
propre expérience, ma souffrance s'élevait à la hauteur de toute
injustice et lui devenait confraternelle. J'avais appris qu'en
matière coloniale, comme en beaucoup d'autres, la vérité est une
chose impossible à dire ou qu'elle est intolérable. (...)
En survolant, une
dernière fois, ce pays que j'avais aimé, ce peuple que j'avais
respecté, je pensais à notre grande aventure manquée :
Pour ces routes
et ces ponts que nous y avions faits, combien de tonnes de
caoutchouc et de dividendes ;
Pour ces hôpitaux
que nous y avions construits, combien de taxes sur l'opium dont
nous avions rétabli le commerce et imposé la régie ;
Pour une école,
combien de prisons pour les nationalistes que nous y avions formés
à nos principes des Droits de l'Homme et à nos vocables de liberté ?...
Ce serait donc
commettre une profonde erreur que de voir dans les textes de
1957/1969 la hargne anticolonialiste et antimilitariste (la
Marine) d'un homme exclu des siens,
comme si des Pavois et des fers constituaient une revanche
littéraire et rien que cela.
C'est en
particulier sur ce dernier point, l'antimilitarisme, ou ce qui
pourrait passer pour tel, que le réquisitoire des Pavois et des
fers s'impose parmi les textes les plus féroces qui soient. Le
tableau de la Marine qui y est fait, à travers ses personnages
clefs, ses us et coutumes, son esprit même, doit figurer parmi les
pièces à la fois les plus authentiques et les plus engagées de la
littérature.
Mais ne parlons
pas de pamphlet : la chronique relate le réel. L'humour n'en est
point absent, qui prend sa source dans la vérité même de ce réel.
Seulement, loin d'être celui d'un pacifiste réfractaire, le point
de vue reste celui d'un officier appelé à une carrière brillante
Cette voie me
permettrait d'entrer un jour dans le corps du contrôle, qui est à
l'armée ce que l'inspection des Finances est à la Fonction
publique
et qui, dans le
peu de temps qu'il y a passé, a compris ce qui l'entourait. Mais
cet officier a fini par être chassé du côté à la fois de l'humilié
et du réfractaire, au sens de Jules Vallès. Sa révolte, sa
chronique coûtent cher à l'image de la Marine, qui a su,
entre-temps, tirer des leçons de l'affaire qu'elle avait créée.
La Marine est une
arme cléricale, réactionnaire, obsédée par le sexe dans une armée
coloniale nulle et archaïque, tel pourrait être le résumé du
propos des Pavois et des fers à ce sujet. Nous avons déjà
eu l'occasion d'en développer quelques aspects parce qu'ils sont
les fils véritables du drame personnel de mai 1955. Mais c'est
aussi en officier bien placé pour le voir que Gérald Hervé raconte
les mœurs militaires à cette époque.
Tandis que la
colonie brille de ses derniers feux, qu'explosent les pétards
offerts à la population par l'US Navy, les militaires
français semblent obnubilés par l'éclat des médailles et des
meilleures soldes après lesquelles ils courent en masse. C'est la
course au « décorationnisme » et à l'avancement. Situé à un poste
clef en la matière, un commissaire, administrateur et comptable,
voit tout passer par lui.
Médiocrité, intérêt personnel dominent dans cet univers dont le
carré des officiers symbolise l'étroitesse et la discrétion.
En outre, ces passions, si souvent dénigrées dans les milieux des
ronds-de-cuir et des administrateurs coloniaux, ne sont que
l'expression d'un mal plus grave, l'incompétence, au plus haut
niveau de la hiérarchie militaire, à quoi, pour l'esprit général
de l'armée, il faut ajouter l'absence d'idéalisme, ce sentiment
qui avait pu donner, jadis, quelque grandeur aux entreprises
militaro-coloniales :
Il n'est pas vrai
que tous les soldats d'Indochine aient cru combattre et mourir
pour un idéal. La plupart étaient des volontaires attirés psar
l'appât d'une solde ou des soldats de carrière dont le tour de
campagne était arrivé.
Le désastre de
Dien Bien Phu avait montré l'isolement où se trouvait le Corps
expéditionnaire, cette armée qui faisait la guerre au jour le jour.
Elle avait révélé aussi les conceptions effarantes d'un état-major
qui n'avait guère évolué depuis l'époque de Faidherbe et qui en
était resté à la tactique de la présence, celle du poste de
brousse entouré de barbelés ou de roseaux taillés, avec sa tour de
guet perchée sur pilotis et sa courette à munitions servant de
basse-cour jusqu'à l'heure de l'attaque. Ce combat était perdu et
tous le savaient.
Ce terrible bilan,
qui se solde par « huit années de meurtres et d'horreurs »,
ne serait pas complet sans la mise en lumière du fonctionnement
profond de l'institution militaire. Car enfin, Gérald Hervé ne
fait que se demander, dès son arrivée en Indochine, comment on en
était arrivé là. Les accords du 21 juillet 1954 n'étaient pas la
fin de la présence française, le double jeu dans la bataille des
sectes prouvait à ses yeux la continuation de la guerre par
d'autres moyens. L'armée est, pour reprendre l'analyse de l'essai
Orphée interdit, une « totalité » au même titre que
l'Eglise. Cette connivence essentielle de ces deux grands corps
sociaux tient en ce qu'ils puisent en eux-mêmes leur raison
d'exister :
Les armées
tendent à persévérer dans leur être. Elles tendent à la
conservation de la guerre. Les armées comme les églises vivent de
leur vie propre. Elles ont leurs lois et leurs fatalités.
Et à cette marque
pour ainsi dire ontologique s'ajoute, pour la Marine, dont le
commissaire Hervé relève, son archaïsme mental et social d'arme
demeurée d'ancien régime, où noblesse de corps et catholicité
d'esprit constituent de vivantes vertus traditionnelles.
La Marine est
cette arme cléricale et réactionnaire que dénonce l'auteur des
Pavois et des fers, victime du cléricalisme et des traditions
d'officiers bien nés. Acteurs incontournables de ce milieu ou
artisans directs du destin de Gérald Hervé, les principales
figures décrites dans le livre incarnent ce double aspect :
l'aumônier de marine
puis, outre les commis de basse police, voyous,
mouchards etc., les officiers supérieurs tel l'amiral Joubert,
l'« amiral-puceau » Esteva,
et, surtout, le responsable direct de l'exclusion, le commissaire
général Voiron.
Vous êtes
sûrement religieux, monsieur ; tous les marins le sont
fait dire Claude
Farrère à l'un de ses personnages des Civilisés.
Gérald Hervé,
laïc, s'était fait remarquer durant son apprentissage à l'école du
commissariat :
Une fois, dans
une rue de Bayonne
‒ c'était
jour de la Fête-Dieu ‒
avec un groupe d'officiers-élèves qu'accompagnait notre directeur,
nous tombâmes sur la procession du Saint-Sacrement.
Mes camarades
ôtèrent aussitôt leur casquette et s'agenouillèrent sur un drap
blanc parsemé de roses rouges qui était étendu sur le sol à cet
endroit.
Je me détournai
du Saint-Sacrement en empruntant une voie adjacente. Cela me valut
une réflexion. J'avais manqué de respect envers les croyances de
mon groupe.
À ce conformisme
institutionnel/confessionnel, il convient d'ajouter ce pan entier
qui, à l'origine du drame, constitue l'aspect le moins visible, le
moins connu aussi de l'histoire militaire, l'attitude des
autorités à l'égard du sexe ainsi que la répression de ses formes
déviantes.
Sur ce sujet,
des Pavois et des fers sont un livre unique par son
authenticité et la force de sa vérité. Cette obsession de
l'institution dont nous parlions plus haut vaut bien pour la
sexualité en général, ce « dessous » d'une armée qui fait le plus
souvent l'objet de traitements stéréotypés, l'univers de la
prostitution fournissant ici un thème quasi obligé auquel
n'échappe pas ce livre.
Mais le récit de l'inévitable virée de marins en permission
commence par le portrait d'un autre personnage qui, avec
l'aumônier, joue un rôle tout à fait particulier dans la Marine,
le médecin. En ces temps d'armistice, le spectre des MST rôde,
hante les consciences des autorités à tel point que
en octobre 1954,
l'Amirauté de Saïgon prit une mesure sans précédent : elle donna
l'ordre de frapper de quinze jours de prison ferme tous les marins
qui contracteraient une infection vénérienne de quelque genre que
ce fût.
Et voilà le
médecin à son tour « devenu dénonciateur »...
Vertigineux
retour à ce qui conduisit l'auteur des Pavois et des fers à
prendre la plume : cette marine qui avait fait l'Empire
(évoqué par le monument sur la corniche de Marseille, ouvert au
large, dédié « Aux héros de l'Armée d'Orient et des Terres
lointaines »)
n'offrait absolument rien qui pût la sauver aux yeux de l'un de
ses hommes les plus remarquables. Des Pavois et des fers
sont le témoignage d'un désenchantement violent et forcé, à
l'image des désillusions et, conjointement, des espoirs politiques
que nourrissait l'auteur :
Oui, la France
est blessée à mort
‒ mais
de cette décrépitude et de la mort des vieilles nations chauvines.
Une chose nouvelle vient de naître : la jeunesse de l'Europe dont
la France n'est qu'une partie.
Lorsque le
commissaire de marine Hervé arrive à Cat-Laï, la guerre
d'Indochine est officiellement close. Le 1er novembre
1954 commence, pour huit ans elle aussi, celle d'Algérie. Il ne
l'évoque à aucun moment,
comme si la mémoire de cet officier s'était trouvée ensevelie dans
l'Asie de son destin. Quant à son engagement d'homme, comment,
frappé au plus intime de sa personne et de sa vie privée, tenu
dans le silence par ses contemporains, eût-il pu joindre sa voix à
ceux qui dénonçaient des injustices qui ne pouvaient passer
avant celle qui l'avait exilé dans son propre pays ?
Pourtant la suite
de la lettre que nous venons de citer est explicite sur sa vision
des affaires internationales. Il pensait en effet que
la France devrait
faire une « grande politique », elle devrait mettre l'Afrique du
Nord au service de l'Europe et de ses partenaires européens. Alors
elle redeviendrait une grande puissance car elle ferait partie de
la puissance européenne, ces Etats-Unis d'Europe dont la force
s'équilibrerait entre l'Est et l'Ouest. (...)
En tout cas
aujourd'hui, ce n'est plus la France qui pourrait sauver son « Empire »,
mais c'est l'Europe qui pourrait sauver la France.
La suite de
l'histoire montrera surtout les ambitions gaullistes, la
continuation d'une politique vouée au néant en Indochine ainsi
que, au niveau de l'Europe, les difficultés à la construire.
Affaires d'avenir à l'heure où le commissaire de marine Hervé
rédige ces lignes. Sa pensée eût certainement évolué, mais il est
difficile de dire, sinon impossible, comment. En revanche, pour ce
passé que, comme toute nation, la France traîne après elle, et
assume, ou n'assume pas, son verdict demeure implacable, et n'eût
certainement point changé si le drame de Saïgon n'avait pas eu
lieu :
(...) s'il en
était des nations comme des hommes et si leur responsabilité
pouvait être évoquée par le droit des désastres, la France
passerait devant le Tribunal de l'Europe pour l'avoir trahie.
« Quel gâchis »
écrira-t-il à l'époque de la Nuit des Olympica, parlant de
lui comme de cet autre qu'on lui refusa de devenir en le brisant
au plus profond de lui-même. Gérald Hervé revient à plusieurs
reprises, dans des Pavois et des fers, sur ce qu'il appelle
son tempérament janséniste, empreint de gravité, de tact et de
discrétion. Concluons-en d'une part qu'après le drame de mai 1955
la France, pour cet homme qui par exclusion y était devenu
étranger, n'était plus passible que du droit des hommes et que de
l'autre il est de notre devoir de permettre enfin la découverte
par le public qu'il n'a jamais pu rencontrer de ce qu'il a légué
au prix d'un effort et d'un dépassement de soi soutenus jusqu'au
bout, c'est-à-dire une des œuvres les plus fortes et les plus
originales du vingtième siècle.