accueil | numéros | œuvres de Gérald Hervé | éditions La Ligne d'ombre |

 

   

La Ligne d’ombre, numéro 2, mai 2007

 
   

Hervé Baudry, Fin d'empire et mac-carthysme sexuel : Des Pavois et des fers (1971) par Yves Kerruel [Gérald Hervé] ou la chronique d'un drame en Indochine après les accords de Genève

 
   

 

 

Fin d'empire et mac-carthysme sexuel : Des Pavois et des fers (1971) par Yves Kerruel [Gérald Hervé] ou la chronique d'un drame en Indochine après les accords de Genève

 

 
   

Il s'agit ici de faire sortir de l'oubli une œuvre et un destin. Un oubli pas absolu, et par là même peut-être plus ardu à défier, puisque l'œuvre a été publiée. Mais dire qu'elle le fut en son temps serait nier l'oubli à laquelle elle semblait vouée. Et paradoxalement, cette œuvre et ce destin auxquels notre actualité confère en apparence une présence et une lisibilité plus forte que jamais, risquent de demeurer dans la pénombre à laquelle l'actualité d'alors les voua.

Plusieurs raisons à cette menace d'aujourd'hui : outre le fait que la mémoire collective, plus que la mémoire individuelle, sélectionne, il y a celui de l'inintérêt voire du mépris, en France, à l'égard de la littérature d'Indochine dans les milieux universitaires[1] et une tendance générale au désintéressement à l'égard de l'histoire coloniale[2] ; à ces facteurs, il convient d'ajouter la très forte charge émotive toujours sensible autour de la question algérienne qui a contribué tôt à reléguer la question indochinoise au second plan.

L'Asie n'a jamais profondément marqué la mémoire collective française. Tout au plus quelques noms se détachent et à leur tête Dien Bien Phu. On pourrait d'ailleurs avancer le point suivant : dès la défaite de Dien Bien Phu, la France n'a plus voulu entendre parler de l'Indochine et toutes les attentions et les tensions se sont fixées sur l'Algérie, où la guerre commence véritablement en novembre 1954. Or, les événements se sont déroulés dans une période charnière (1954-1955) à laquelle, tels les lendemains de Waterloo, la mémoire collective n'a pas décerné l'aura des grands moments de communion nationale.

Enfin, il s'agit surtout du destin d'un homme, Yves Kerruel, pseudonyme de Gérald Hervé. Lui qui avait écrit en 1953 :

Le matelot Patouille est parti habiter la terre équatoriale comme un symbole du destin qui nous suit sur toutes les grandes routes du monde[3]

et, plus tard, se demanda :

Existe-t-il une géographie du destin[4] ?

devait disparaître à son tour non loin des mers chaudes du matelot suicidé, près d'une île nommée Paradise Island (Bahamas), happé par le hors-bord[5] d'un gros propriétaire local. Ceci pourrait paraître du roman, mais il n'en est hélas rien.

Il préparait son J'accuse, une autobiographie où, entre autres, devait être raconté le drame sous sa forme historique, sans pseudonyme ni noms d'emprunt. Je reprends donc le dossier. Les faits avérés, les protagonistes, connus, seront présentés sous leur forme d'origine : Yves Kerruel est un masque littéraire qui recouvre un être et une réalité authentiques.

Avec la mort du matelot Patouille, Gérald Hervé avait découvert l'injustice alors qu'il faisait sa croisière d'application. Puis ce fut lui que l'injustice frappa, peu de temps après, pour sa vie tout entière de par la mort sociale qu'elle prononçait, jusqu'à sa tragique mort physique, demeurée impunie. Voilà le lourd dossier dont je viens rouvrir le chapitre colonial.

 

Certes, d'autres, à commencer par la victime (qui n'aimait guère cette notion), ont dénoncé l'injustice, ne s'y soumettant pas, au contraire de nombre de ses semblables touchés par les mêmes événements. Car tel fut sans doute sa faute suprême dans l'affaire de 1955 : le Commissaire de Marine Gérald Hervé, ce « révolté, invétéré »[6], ne s'est jamais soumis. Les autres : en mars 1958, la revue mensuelle La Nef publie un article de Daniel Guérin sur « La répression de l'homosexualité en France[7] » dont une partie est consacrée à l'affaire de Saïgon sous le titre « Contagion du mac-carthysme ». Ces pages seront reprises par l'auteur l'année suivante dans son essai Shakespeare et Gide en correctionnelle ? :

Dans un témoignage bouleversant et, au surplus, brillamment écrit, qui va, espérons-le, paraître bientôt en librairie [note : Des Pavois et des Fers, chronique, 1954-1955], un jeune officier mis ainsi en non-activité, dévoile les dessous à la fois cléricaux et politiques de la répression impitoyable dont il fut l'une des victimes[8].

 

Entre novembre 1959 et avril 1960, une revue éphémère publie sous le pseudonyme de Georges Gueyl la seconde partie de ce témoignage[9], daté de juillet 1957.

Ce n'est qu'en 1971, il y a trente ans, que, remanié et amplifié (le manuscrit est daté de 1969), il verra le jour aux éditions Julliard sous le pseudonyme d'Yves Kerruel, soit encore quatorze ans après les faits.

Lorsque ce livre est publié, au lendemain de Mai 68 et en pleine guerre du Vietnam, Des Pavois et des fers avait beau faire écho à deux aspects fondamentaux de l'actualité, les faits étaient anciens, leur victime, âgée de quarante et un ans, inconnue, sur le point de quitter définitivement Paris pour la Bretagne qu'il avait adoptée à travers son nom littéraire.

Rançon de cette rencontre qui n'eut jamais lieu avec son public : la mise au pilon du livre quelques années plus tard[10], son absence des bibliographies spécialisées[11] ou des anthologies[12].

Merci donc à l'Ascalf d'avoir permis de faire entendre la voix d'Yves Kerruel/Gérald Hervé, ici, à Londres où se déploie une partie de son imaginaire littéraire.

En effet, chef d'œuvre méconnu, Les Hérésies imaginaires sont l'histoire des vacances que passent, en 1928, en (petite) Bretagne, dans le Collège du Cortège de la Dame du Lac et de la Douloureuse Garde, « des enfants britanniques dont les pères étaient glorieusement tombés sur les champs de bataille » ; le fils du directeur de cet insolite établissement, Bohor de Gannes, du même nom que son père, se fera naturaliser citoyen britannique après la seconde guerre mondiale, demeurant non loin d'ici, dans une « maison victorienne (...) à proximité des jardins de Kensington, assailli par le souvenir de tant de peines, de disparitions, de tant de deuils[13]... »

C'est donc l'histoire d'un homme exclu de sa communauté d'élection, exilé à l'intérieur de son pays d'origine, qui est ici évoquée, hors de ce pays, comme a été sa fin.

 
 

Un drame individuel

 

1 « Affaire personnelle[14] »

 

On pourrait reprendre ce vers de François Villon cité en exergue au livre de Pierre Seel, Moi, Pierre Seel, déporté homosexuel[15]

Pour un plaisir, mille douleurs.

Les faits eux-mêmes sont vieux de quarante-six ans.

Agé de vingt-quatre ans à sa sortie de l'école du Commissariat de la Marine, à Toulon (commissaire de Marine en anglais : Chief Administrator in the Navy[16]), Gérald Hervé effectue du 16 septembre 1953 au 15 avril 1954 la croisière d'application à bord du croiseur la Jeanne d'Arc. Eblouissement de ce jeune officier qui, comme « ce capitaine français qui partit d'un si bon pas[17] », raconte une impression d'escale. « J'ai cru que j'entrais au Paradis[18] ». Enthousiasme juvénile, toujours, dans cette Indochine où pour premier poste il choisit d'être affecté[19] et s'installe en septembre de la même année : Gérald Hervé, commissaire de 2e classe à la BAN (base aéronavale) de Cat-Laï, au nord-est de Saïgon, écrit : « Je me plais énormément dans cette nouvelle existence. (...) Saïgon est une ville adorable. »[20]

L'histoire, ignoble et lamentable, qui le chassa de « cette escale nouvelle de [s]a vie de grand voyageur[21] » se déroule sous le signe de l'article 12 de la Déclaration universelle des droits de l'homme relatif à la protection de la vie privée[22]. Tout commença par un livre. Pendant une visite, durant ses heures dans le civil, à la librairie Portal, rue Catinat, à Saïgon, Gérald Hervé, « morne célibataire[23] » fait la rencontre d'un jeune homme, Roland Barot[24]. Ils parlent de l'un des livres exposés à la vente,

Le Chemin des hommes seuls[25]  un roman de Walter Baxter que j'avais lu en France avant mon départ : l'histoire d'un officier anglais qui découvre l'homosexualité au cours de la campagne de Birmanie. J'avais aimé cette œuvre forte et pleine de tact[26].

 

C'est la fête du Têt[27] (le Nouvel An). Les deux hommes passent la nuit ensemble[28].

Plus tard[29], G. Hervé tombe dans un guet-apens : au lieu du jeune homme avec qui il a rendez-vous dans un bar, un homme en civil l'observe :

Je paye mon soda et je me lève. Curieusement, ce civil français qui ressemble à un premier-maître en fait autant. Aurait-il l'intention de m'aborder et de me parler ? Pour ma part je n'en ai aucune envie.

Mais il ne semble pas que ce soit là son intention. Il a toutefois un geste hésitant avant de me laisser passer devant lui.

Je quitte le petit bar et je m'engage sur le trottoir. Au moment de tourner au coin de la rue je me retourne. Le premier-maître est toujours sur le pas de la porte et me regarde[30].

 

Enfin, un matin de mai 1955, G. Hervé se rend sur convocation à la Sécurité navale où l'attend le chef, Ritti[31]. Tout marin connaît cette police :

Mise en place à Londres, pendant la dernière guerre, la Sécurité navale fut chargée, à l'origine, d'investigations de caractère essentiellement politique. Avec le temps sa vocation s'est élargie à des domaines moins aisément définissables. À la Libération il n'était plus question de la supprimer : la fonction avait créé l'organe[32].

 

Durant l'entrevue, le commissaire de marine est reconnu par le jeune homme, apparu un instant, puis Ritti le dégrade symboliquement :

Alors, il se leva de son bureau et vint vers moi. Petit et trapu, sa tête, aux cheveux noirs abondamment fournis, n'arrivait pas à la hauteur de ma poitrine.

Veuillez ôter votre casquette et vos épaulettes, me dit-il, je vais vous y aider.

Sa voix se fit forte et impérative. Sans hâte, mais avec précaution, il fit sauter les épaulettes de velours loutre qui portaient mes galons[33].

 

Cet après-midi-là, l'amiral Cabanier (« Chasseigne » dans le récit), commandant de la Marine en Indochine-Sud, le convoque à une audience en présence d'autres autorités militaires :

 Monsieur, dit aussitôt l'amiral, en s'adressant à moi, j'ai ici, dans ce rapport, la preuve irréfutable que vous êtes un pédéraste.

 

Le commissaire Hervé refuse de signer le document qu'on lui tend.

L'Amiral m'annonça ensuite que je serais rapatrié en France le plus tôt possible pour être exclu de la Marine, et que, dans l'immédiat, la cessation de mes fonctions qu'il venait de décider allait entraîner jusqu'à mon départ la mise au secret de ma personne indigne.

Je répondis à l'Amiral que les actes de ma vie privée ne relevaient que de ma seule conscience et que la mesure qu'il prenait à mon égard, aussi humiliante qu'elle f[û]t, n'entamerait en rien le respect que j'avais de moi-même[34].

 

Je fis remarquer que le secret dans lequel l'amiral semblait vouloir tenir l'incident était peu compatible avec la mesure disciplinaire qui revêtait un caractère déshonorant[35].

 

Il est mis au secret au Centre Courbet, une caserne de parachutistes, suivant des consignes contraires au code disciplinaire des officiers. Humiliations, vexations, brimades sont au rendez-vous : lecture et courrier interdits, une heure de promenade, porte fermée à clef, double planton, lavabo comme urinoir, etc.[36]

Pendant ce temps, son logement,

une villa de fonction bien trop grande pour moi, à l'entrée de l'allée qui descendait en pente douce vers la rivière parmi les mangliers et les filaos[37]

 

est perquisitionné et diverses pièces emportées : livres (dont Proust et Gide), revues, coupures de presse (L'Express, France-Observateur), qui seront retenus à charge[38], parmi lesquels des ouvrages provenant de la bibliothèque du carré des officiers, le rapport Kinsey et un livre de Paul Reboux[39].

Le rapport de la Sécurité navale dont a fait état l'amiral devait signaler, outre l'hérésie sexuelle, une tendance idéologique non conforme, à en croire les coupures de presse mentionnées.

Le 18 mai 1955, l'avion courrier du mercredi[40] emmène G. Hervé sous une fausse identité d'industriel[41] vers Marseille via Karachi[42].

A Paris, lors de la première entrevue avec le commissaire général André Voiron[43] au ministère de la Marine, rue Royale, près de la place de la Concorde, celui-ci

m'apprit que par un message arrivé de Saïgon l'amiral Chasseigne m'infligeait soixante jours d'arrêts de rigueur pour « faute très grave contre la morale [en note : En Droit cette sanction ne m'était pas applicable. En effet, les fautes commises à terre en dehors des unités par le personnel de l'Armée de mer relèvent exclusivement du règlement de service de garnison de Terre, laquelle ne prévoit pas de « faute très grave contre la morale ».][44]

 

Voici ce qu'alors propose le commissaire général à son subordonné : qu'en attendant toute autre mesure, il purge sa peine chez ses parents et fasse une retraite spirituelle dans un ordre religieux.

Il était connu pour sa grande pratique religieuse. Sa dévotion retenait toute la rigueur qu'il avait acquise pendant son séjour à l'Ecole polytechnique[45].

 

Refus de G. Hervé, qui accomplit les semaines d'arrêts restantes à l'arsenal de Cherbourg.

Après l'Amirauté de Saïgon, après le Centre Courbet, puis le palais Gabriel, je connaîtrais donc maintenant Cherbourg.

J'allais de palais en prisons[46].

 

Cet emprisonnement est aussi une mise à l'épreuve. Sous des dehors sympathiques et étrangement libéraux un officier tente d'obtenir de lui des noms[47], un aumônier cherche à le « sauver » :

Cette chose-là n'est pas tolérable, surtout dans la marine. Elle est condamnée, vous le saviez, dit-il de sa voix sourde[48].

 

Les arrêts accomplis, a lieu la dernière entrevue chez le commissaire général.

Le pressentiment que j'avais eu lors de ma première visite se confirmait. L'appartenance à la confession catholique avait été toujours à ses yeux le salut possible du pauvre, même coupable. (...)

Il faisait deux parts dans sa justice, celle qui revenait à l'Eglise, et la portion congrue de l'Etat. Il accordait à la charité des prêtres ce qu'il n'aurait pu, en bonne conscience, laisser à l'appréciation de son ministre.

Je dois à mon éducation dans les lycées de la République une incapacité à feindre les repentirs douteux et les subtilités des directions spirituelles[49].

 

Ultime refus de signer sa démission de la Marine.

J'ai maintenant une opinion sur vous ; peu m'importe ce que vous en pensez ; quant à moi, ce dont je suis sûr, c'est que je me dois de vous punir pour le respect de ce Dieu auquel je crois[50].

 

Début juillet 1955[51], donc, le commissaire de marine de 2ème classe Gérald Hervé est « libre[52] » en situation de non-activité, au quart de solde, sans travail.

Pour la première fois, je me sentis séparé des autres hommes et étranger dans ce pays[53].

 

 

2‒ La lutte juridique

Chargé de l'inspection du commissaire de marine en situation de non-activité par retrait d'emploi Gérald Hervé, le capitaine de vaisseau Yves de Lesquen, commandant de la caserne de la Pépinière, avait conclu :

Il convient de ne pas oublier qu'à Saïgon l'atmosphère n'était pas bonne et qu'il ne fut pas seul dans ce cas (...)

Nous sommes en présence d'un Officier de qualité exceptionnelle, d'origine sociale modeste et de grande culture, qui a beaucoup souffert de son exclusion d'une carrière à laquelle il était profondément attaché.

Je ne crois pas qu'il soit humain de lui briser sa vie.

Actuellement simple employé dans une compagnie d'assurances (le CAPA), il est de par sa position administrative dans l'impossibilité de retrouver un emploi correspondant à son niveau et à ses mérites. C'est pourquoi il serait bon que la Marine le réintègre et qu'il lui soit trouvé une situation digne de lui.

 

Sans effet.

Une requête sommaire d'annulation pour excès de pouvoir est déposée le 2 novembre 1955 auprès du Conseil d'État[54]. Le 31 juillet 1959 est publié le décret de mise en réforme par mesure disciplinaire, signé par le chef de l'État, Charles de Gaulle, et le Premier ministre, Michel Debré. Une demande d'annulation pour excès de pouvoir est déposée le 10 octobre 1960. Le conseil de Gérald Hervé est Me Ryziger[55]. Le 10 novembre 1962, le Conseil d'Etat annule le décret du 31 juillet 1959 pour excès de pouvoir.

Le commissaire de marine Gérald Hervé gagne sa cause, mais la décision reste sans effet sur sa carrière. De guerre lasse[56], il offre sa démission, qu'il avait refusé de signer sous la contrainte au lendemain du drame de 1955. Le décret du 6 mai 1963[57] la rend effective à compter du 1er juin, soit dix ans après son admission au difficile concours du commissariat dont à peine neuf mois de service.

L'Annuaire officiel de la Marine a rayé le nom de Gérald Hervé[58].

 

3 La lutte d'un écrivain

« La France où, entre six et huit ans, je me sentis étranger », a écrit Jean Genet[59]. Gérald Hervé l'a rejoint dans cette étrangérité. Mais il avait  vingt-six ans. Ce sentiment est signe chez lui de l'exclusion (professionnelle, sociale) et le range, pour reprendre l'expression de Françoise d'Eaubonne, à la suite de cet « écrivain en cage »[60].

Ecrivain né[61], le drame de Saïgon donna une orientation décisive à l'œuvre à venir.

« Je crois aux livres nécessaires », avait-il coutume de dire.

En juillet 1957, il achève la première version des Pavois et des fers[62]. En janvier 1958, refus des éditions de Minuit[63].

En mars paraît l'article de Daniel Guérin[64]. Comme nous l'avons vu, à part la publication dans une petite revue d'une partie de la première version, l'espoir de ce militant libertaire ne sera exaucé que treize ans plus tard, en 1971.

La guerre d'Algérie suffit-elle à expliquer le refus des comités de lecture ? Brisé, « brûlé vif[65] » ayant fini par trouver un emploi de chargé de recherches en relations humaines au CAPA[66], il ne révèle son drame qu'à son entourage proche, excepté ses parents et ses amis d'avant son départ. Seuls les milieux homosexuels de la capitale l'écoutent : à Arcadie, André Baudry, averti très tôt du cas de cet officier, l'aide, il noue de nombreuses amitiés[67]. Mais, hormis  la littérature, au public immense, des Gide, Montherlant, Peyrefitte, en ces temps d'ordre moral renouvelé[68] et de conflit algérien, la place est restreinte pour un texte dont l'engagement sort des sentiers battus : l'heure n'est plus à l'Indochine et pas encore à la défense des minorités sexuelles[69].

La première version de des Pavois et des fers est à la fois plus courte et, surtout dans la seconde partie, plus militante. C'est cette partie qui est publiée en 1959-1960. Elle raconte les faits depuis le mois de mai 1955. En voici la première phrase :

C'est en Mai 195(.) que prit fin ma carrière dans la Marine[70].

Elle contient en particulier un long développement sur la Sécurité navale, l'organe policier responsable de son exclusion. Au total, dans les trois livraisons de la revue Juventus, le texte publié correspond à un tiers de la version originale, et au maximum vingt pour cent de la seconde, pour un public limité.

Gérald Hervé n'est pas un militant public[71] de la cause homosexuelle ou anti-colonialiste. Le « morne célibataire » de Saïgon demeure un solitaire et sa vie d'écrivain se poursuit.

En 1956-1957, Arcadie publie plusieurs textes de lui, sous le même pseudonyme de G. Veher : une étude consacrée à Pierre Loti[72], une nouvelle[73], un compte rendu de deux pièces de théâtre en anglais, Thé et sympathie de Robert Anderson et la Chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams[74]. Là s'arrête sa collaboration à la revue.

Entre juillet 1959 et février 1960, il rédige un important essai sur l'homosexualité demeuré inédit pendant plus de quarante ans, Orphée interdit[75]. Datée de 1960, une pièce de théâtre, Florence ou la ville aimée deux fois, met en scène l'affrontement entre Laurent le Magnifique et Savonarole[76].

Il faut voir dans tous ces textes rédigés dans les cinq années suivant l'exclusion de la marine, moins une volonté de compréhension et d'approfondissement du drame lui-même, ce que l'auteur fera dans la seconde version des Pavois et des fers que le début d'un itinéraire littéraire et philosophique inséparable du questionnement porté sur sa différence de « nature » :

On eût pardonné à une aberration de jeunesse ce que l'on ne pouvait, en bonne logique, pardonner à ma nature[77].

 

Tellement crie à travers ce livre [Des Pavois et des fers] l'évidence d'un être différent[78].

 

La seconde version des Pavois et des fers a été achevée en 1969, à « Tréguier-Plougrescant[79] ». Or, dès 1970, Gérald Hervé entre dans l'université ; l'année suivante il quitte définitivement Paris au moment où enfin Julliard publie son livre. Excepté la période de la marine (1951-1955), il habitait la capitale depuis 1948. Rupture d'autant plus significative que peu après la publication du livre, il lit une conférence au club Arcadie[80] : dernier acte d'un engagement qui n'a jamais trouvé d'échos loin au-delà du cercle où il avait été accueilli seize ans plus tôt.

Quel autre signe retenir de cet engagement solitaire que ces apparitions, à travers les publications plus ou moins confidentielles, jusqu'à son premier livre publié, toutjours faites sous pseudonyme : G. Veher, Georges Gueyl, Yves Kerruel, tandis que les œuvres demeurées dans l'ombre portent bien le nom de Gérald Hervé[81] ?

Il faut tenir le livre de 1971, le premier qu'il ait publié, pour une œuvre centrale dans son destin, comme le témoignage d'une vie irrémédiablement basculée hors de l'espace des connivences sociales et des conflits intégrables, fussent-ils les plus violents, ce que l'on pourrait formuler : l'affaire Hervé est-elle soluble dans la société française ? Il occupe une place d'autant plus significative dans l'ensemble de son œuvre écrite qu'il a tenu à en donner une ultime version, attestée par les corrections apportées sur son exemplaire personnel[82].

Vingt-cinq ans plus tard, son dernier ouvrage, La Nuit des Olympica. Essai sur le national-cartésianisme, couronnera une vie et une pensée  indissolublement marquées par le drame de 1955 :

Une exclusion sous le signe de Descartes

 

Ce livre est né d’une blessure existentielle. Son auteur, Commissaire de la Marine Nationale dans les années cinquante, a été exclu de la Marine, sur un soupçon d’homosexualité.

Je me dois de vous punir pour le respect de ce Dieu auquel je crois”, trancha à son égard le Commissaire Général de Marine (issu de l’X). Désormais, indigne de servir les armes de la France. Une “affaire” dans laquelle jouèrent un rôle décisif l’Aumônerie Catholique aux Armées et la haute Administration mandarinale de la rue Royale.

Jeune officier pauvre, brisé en pleine jeunesse, au seuil d’une carrière prometteuse, ne pouvant même plus se prévaloir de la réussite à un grand concours d’Etat, ayant perdu jusqu’à la trace de son C.V., homme désormais  sans qualité, il irait aujourd’hui rejoindre les rangs des Sdf. Tout comme Alain Juppé, invoquant la méritocratie républicaine, il aurait pu dire : “à quoi bon rappeler que je ne suis pas issu de la grande bourgeoisie, que je ne suis pas sorti de la cuisse de Jupiter... Ces diplômes, personne ne m’en a fait cadeau.” Mais, bien plus, l’auteur de ce livre pourrait dire encore le bafouement du principe de non-confessionnalité de l’Etat et la disparité de traitement dont il fut victime, car, en l’occurrence, et pour le même motif, d’autres que lui, mieux-nés, furent mutés au Quai d’Orsay dans la Carrière... (après une période de retraite spirituelle...)

“Mes maîtres m’ont appris qu’il y avait deux France, les héritiers de l’Ancien Régime et ceux de la Révolution”, a écrit Jean Daniel.

Depuis, l’auteur n’a cessé de s’interroger sur ce reniement des principes (dans quel climat d’intimidation, de pressions de toutes sortes sous les lambris dorés des ministères, de pharisianismes et de tartufferies) qui, jusqu’au régime de Vichy, avaient constitué la France en pays de droit. Après... la Machine à Récupérer les Pétainistes apporta en rescousse aux néo-gaullistes bien-pensants de l’après-guerre (vrais dévots et faux laïcs) les mêmes arguments d’ordre moral à l’égard d’un crime que la Révolution de 1789 avait désacralisé.

Je ne crois pas qu’il soit humain de lui briser sa vie”, avait pourtant conclu dans son rapport l’Officier-Inspecteur, mais la Raison fut évoquée en réplique par le même Commissaire Général qui se targuait de Dieu  et se plaça sous le signe de Descartes.

“Je dois à mon éducation dans les lycées de la République une incapacité à feindre les repentirs douteux et les subtilités des directions spirituelles”, a écrit Gérald Hervé dans sa chronique des Pavois et des Fers (Julliard, 1971).

L’auteur vient d’achever sa vie professionnelle, mouvementée et douloureuse d’humiliation  comme Maître de Conférences à l’Université de Rennes.

Son exclusion de la Marine Nationale et ce livre sur Descartes  méditation de toute une vie  forment aujourd’hui un tout.

La Nuit des Olympica se veut aussi l’Anabase réfléchie (et nationale) à la source d’une telle amputation du corps social. (Quel gâchis humain !)

Etait-ce donc au nom de ces mêmes valeurs tant affichées dans notre culture pour lesquelles nous avions combattu ‒ contre l’infâme Beruf Verbot des lois de Nuremberg, l’interdiction professionnelle, ici à la source française, sous couvert de raison cartésienne ?

Règlement de compte, peut-être, mais avant tout, compte de justice. À l’âge de l’auteur [69 ans], il ne peut plus être apuré que par des mots et des pensées encore vivantes[83].

 

Ce drame devait donner un poids tout particulier à ces mots que le jeune Gérald Hervé, âgé de dix-neuf ans, publia dans la revue Imprudence fondée en compagnie de Pierre Vidal-Naquet, Noël Alexandre, Pierre Nora, Jérôme Peignot :

L'art n'est pas seulement un jeu[84].

 

4 Affaires personnelles

Comme le suggère dans le titre du présent travail le « mac-carthysme sexuel », l'affaire Gérald Hervé ne fut pas la seule dans ce contexte de « terrorisme anti-sexuel »,

Ils sont comme cela nombreux, dans la Marine et ailleurs, parmi les victimes du passé et celles encore à venir qui auront à souffrir tant que durera ce terrorisme anti-sexuel dont parlait le sexologue René Guyon, à être interrogés au hasard des dénonciations, des filatures, des provocations, à découvrir bientôt qu'on les considère comme des criminels et qu'on les traite comme tels, avec le mépris, l'injure ou le rire ignare[85].

 

et de guerre froide.

En 1957, G. Hervé écrit que la lutte contre les homosexuels « s'est intensifiée[86] ». Les thèmes de l'espionite et de la délation deviendront en 1969 l'un des aspects essentiels du tableau des mœurs dans la Marine[87]. De la première à la seconde version, la réflexion de l'auteur s'est approfondie. Des faits nouveaux surgissent, en particulier l'intervention, en décembre 1954, du député Dronne à l'Assemblée nationale contre ces « traîtres » en puissance que sont les homosexuels.

« Il s'agit de ces hommes qui appartiennent à la confrérie actuellement à la mode des homosexuels... Vous ne devez pas oublier, monsieur le Ministre, que ces sortes de personnages ont des défauts qui les rendent particulièrement vulnérables dans les postes où vous les avez maintenus ou nommés. Ce qu'on appelle publiquement « l'affaire des fuites » souligne la nécessité d'un criblage et d'un nettoyage dans les hautes sphères administratives afin d'en chasser les incapables, les traîtres  vous avez commencé et je vous en félicite  et les indignes. (...) Voilà ce qui est à l'origine de la création de ce qu'on appelle le réseau Dides[88]. »

Tous les pays membres de l'O.T.A.N. sont maintenant concernés. Il s'agit d'un plan général d'assainissement[89].

 

Dès 1957, Gérald Hervé sait donc, sans détenir toutes les clefs de la situation, qu'il est loin d'être le seul dans son cas. Mais ces gigantesques « coups de filet[90] » ne s'expliquent-ils que par la conjoncture internationale ?

Lorsqu'en 1960, six ans après l'intervention de Dronne, le député Mirguet dénonce à son tour le « fléau social » de l'homosexualité, ce n'est pas l'OTAN qui tire les ficelles de sa vertueuse indignation[91]. L'armée française n'a bien évidemment pas attendu des directives américaines pour agir. L'histoire des lois de répression contre l'homosexualité (abolies en 1791) est suffisamment éloquente : dès les années 20, c'est dans les milieux de la police et de la Marine que sont émises les premières propositions[92]. Deux noms se détachent, en 1927, ceux du ministre de la Marine Georges Leygues[93] et de son chef adjoint François Darlan, le futur amiral. Puis viendra, sous le régime de Vichy, le décret du 6 août 1942 qui, conservé après la Libération[94] dans le Code pénal (dans l'article 334), ne sera aboli qu'en 1981 par le ministre de la justice Robert Badinter :

Il est ignoble de briser la vie d'un homme en raison de son homosexualité[95].

 

Or, Gérald Hervé dévoile, dans les versions successives des Pavois et des fers des affaires identiques à la sienne, du moins dans leurs causes. Dès 1957, c'est entre autre au cas de Jacques Raphaël-Leygues qu'il fait allusion[96] :

Je connais cependant le cas d'autres Officiers qui s'étaient trouvés un jour dans des aventures aussi singulières que la mienne et qui avaient, malgré cela, bénéficié de mesures de bienveillance et de maintien. Certains d'entre eux occupent même des postes importants dans la Marine[97].

 

Dans la version de 1969, Gérald Hervé développe la figure de « M. Philippe », « Philippe Delcoux[98] », en réalité le capitaine de vaisseau Philippe Malroux. Là encore, les faits racontés sont exacts. À cette occasion, l'auteur, « jeune officier pauvre[99] », montre combien règne la pratique des inégalités de traitement, entre les officiers eux-mêmes ainsi qu'entre ceux-ci et l'équipage :

Il est vrai que parmi les homosexuels ainsi repérés, on trouve parfois des morceaux de choix. La prise est quelquefois si bonne que, sur injonction supérieure, l'affaire est immédiatement classée. (...)

Ce que l'on n'oserait même pas tenter sur des Officiers, on ne se gêne nullement pour le pratiquer sur des êtres qui sont par tradition, au sein de la Marine, des êtres simples, assez ignorants, sous le joug de la discipline[100].

 

L'affaire Malroux, à laquelle G. Hervé est lié, puisque le provocateur tombe sur lui dans sa recherche du mystérieux « M. Philippe », permet de dévoiler par les réseaux personnels et les comportements de pénitence les traitements de faveur. En effet, d'après le texte, Ph. Malroux a fait Navale avec Ritti, le chef de la Sécurité navale à Saïgon, mais ils ne s'entendaient guère. L'amiral Cabanier étouffe l'affaire. Par ailleurs, l'officier qui vient visiter G. Hervé à Cherbourg est un de ses amis ; c'est ainsi qu'il lui remet son adresse parisienne, d'où la visite racontée chez ce grand bourgeois marié[101].

Cette visite chez le capitaine de vaisseau tombé dans les rets du même provocateur à Saïgon en 1955 impose à G. Hervé l'amère expérience de l'impossible solidarité. Avant de le rencontrer,

Je me sentais solidaire de cet homme dont les épreuves me paraissaient si proches des miennes.

A la fin,

il me raccompagna à sa porte et me souhaita bonne chance. Visiblement il ne tenait pas à me revoir[102].

 

Tous préfèrent, dans le silence des compromis, la sauvegarde de leurs intérêts.  Le capitaine de vaisseau avertit à son tour le commissaire de marine :

Vous faites trop de bruit autour de votre affaire. (...) Croyez-moi, la marine, c'est comme l'église, on ne rompt pas, on biaise[103].

 

Mais, on l'a vu, l'officier Hervé nourrit d'autres principes :

Je dois à mon éducation dans les lycées de la République une incapacité à feindre les repentirs douteux et les subtilités des directions spirituelles[104].

 

D'autre part, les inégalités de traitement à l'égard de l'équipage, dont les officiers sont exempts, sont révélatrices des méthodes de la Sécurité navale. En Algérie, les services de renseignement ne connaîtront plus les limites que les Français s'imposent encore entre eux. Dans le texte de 1957, G. Hervé détaille ses activités dans le terrorisme anti-sexuel : enquêtes, filatures, provocations, interrogatoires, humiliations, violences.

On cogne ou on cajole[105].

Un marin à qui Hervé avait prêté des disques avait été dénoncé par ses camarades :

J'appris qu'il avait été conduit à Saïgon au poste de Sécurité navale. Là, complètement dévêtu, et après avoir été soumis à un examen particulier, il avait été interrogé et frappé par des fonctionnaires de la Sécurité navale qui s'étaient en vain, pendant des heures, efforcés de lui arracher des aveux sans objet[106].

 

Rien ne pouvait plus répugner à un homme qui avait tôt découvert l'injustice de la discipline militaire dans la marine, et ses conséquences tragiques avec la mort d'un marin à bord de la Jeanne d'Arc en novembre 1953 :

Le jour même du passage de la ligne, le matelot Patouille s'est suicidé dans la prison du bord où il avait été envoyé pour une bagatelle... ce qui pose bien sûr une fois de plus le problème de la discipline dans la marine. Certainement il a emporté avec lui le secret de sa mort  mais il suffit de voir le "niouf", une cellule sans air, ni lumière, une planche qui ne permet même pas de s'allonger en entier pour dormir  voilà la condition faite à l'équipage qui, il faut bien le dire, et je m'en rends compte, n'a pas droit dans ce métier à la considération et à la dignité de l'être humain[107].

 

En fait, deux conceptions de l'honneur s'opposent dès lors qu'il s'agit de poser la question suivante : pourquoi ne s'est-il pas soumis aux injonctions de la hiérarchie ? La première, « Honneur et Patrie », se lit « sur les plaques d'acier des unités[108] » ; c'est elle qui fait s'esclaffer un officier à la réaction du commissaire en présence de l'amiral, à Saïgon :

Je fis remarquer que le secret dans lequel l'amiral semblait vouloir tenir l'incident était peu compatible avec la mesure disciplinaire qui revêtait un caractère déshonorant

Ah ! vous pouvez parler d'honneur, s'écria superbement Longjumeau[109].

 

Solidaire en réalité de ceux avec qui il entretenait des rapports dépendant de ses fonctions de commissaire de marine (ainsi, en octobre 1954, l'amiral Cabanier le nomme conseil d'un matelot accusé de vol[110]), incapable de jouer le jeu de la caste où il s'est fourvoyé, il les rejoint, par d'autres voies, dans l'exclusion dont il est frappé comme d'un arrêt de mort sociale, après avoir obtenu un rang par son seul mérite.

 

Des Pavois et des fers sont le témoignage d'un drame individuel, multiplié par d'autres drames individuels, aussi absurdes les uns que les autres. Mais leur absurdité prend sens grâce au refus, suicidaire[111] ?, de la seule victime s'étant révoltée. L'affirmation de sa différence, par le refus de la honte et du silence[112], lui a coûté très cher. Peut-être a-t-il par la suite conquis sa liberté de cette façon. Il reste à reconnaître que c'est lui qui avait raison contre ceux qui, aussi bien les responsables que les complices de son malheur, incarnent méchanceté et négation de la liberté.

Dans cette différence il y a un orgueil et dans cette écriture la dénonciation d'une injustice qui dépasse de beaucoup la personne du narrateur et donne à l'ouvrage sa véritable dimension : une dénonciation de la blessure faite à l'homme différent des autres  et non respecté dans sa différence  qu'il soit juif, noir, homos[exuel]. C'est cette différence qui impose le respect et donne la leçon du livre[113].

 

Ainsi comprend-on mieux l'absurdité tragique des faits tels que l'illustre le passage extrait du romancier Angus Wilson, placé en exergue du livre :

Pas même un de ces péchés inouïs qui vous permettraient de vous sentir pervers et différent. L'homme seul, à sa vraie place, parmi beaucoup de choses plus vastes qui remplissent leurs fins[114].


 

Un drame collectif

 

 

La France achevait son destin en Extrême-Orient. La Marine nationale faisait la chasse aux homosexuels[115]

 

Cette chronique n'est ni une autobiographie de guerrier ni un récit de guerre[116]. Et quoique l'auteur ait senti combien ce raccourci risquait de paraître  sommaire, le supprimant de la version définitive, il fait mouche. Des Pavois et des fers marque un terme à la littérature de l'héroïsme militaire, même si avec Dien Bien Phu, faisant contrepoids à la « sale guerre », ce sentiment trouvera encore à s'exprimer, comme il signale l'épuisement de l'exotisme colonial.

Gérald Hervé ne raconte pas son baptême du feu, cette expérience qui attend tout militaire. Il faut lire ses lettres pour apprendre qu'il a vécu des moments de guerre et qu'il a été confronté de près à la présence de la mort[117] : comme nous le verrons, l'armistice ne connut pas la paix des armes. En revanche, il évoque un autre baptême, rite obligatoire dans la marine, le passage de la ligne. Mais le récit qu'il avait fait dans une lettre durant la croisière de la Jeanne d'Arc vient à présent illustrer de façon tragique le problème de la discipline : en contrepoint de la fête, le suicide du matelot Patouille, retrouvé pendu dans sa geôle le lendemain[118].

D'autre part, si dans des Pavois et des fers il y a peu de sang et de cette violence légitimée par le droit de la guerre, un mot est absent du texte : l'ennemi[119]. Et faudrait-il en nommer un aux yeux de l'auteur du livre que ce ne seraient sûrement pas les Viet-namiens. Loyauté et lucidité sont deux qualités suprêmes chez cet officier en qui d'autres ne verraient que trahison en puissance. Voici ce qu'il écrit dans une lettre alors que l'armée du gouvernement Diem, l'allié officiel de la France, tire sur l'armée française :

Je garde toute mon estime au gouvernement Diem même si demain je devais tomber sous les balles de son armée[120].

 

A l'horizon de l'individu il y a l'histoire.

Cette chronique altière mêle la ruine d'un destin personnel à la tragédie historique du peuple indochinois[121].

 

 Ce renversement de perspective par rapport au passage cité au début de cette partie rétablit une vision plus juste. Ce n'est pas d'une lutte entre des peuples qu'il s'agit, mais de l'écrasement d'un homme contemporain d'un drame collectif. Ruine et tragédie, ruine sur fond de tragédie, une double fatalité est à l'œuvre, qui n'est pas théâtrale mais historique. Et cette coïncidence paraît relever de plus haut, de la loi universelle du destin que symbolise la visite du temple d'Angkor Vat[122].

Aussi sommes-nous en mesure de répondre à la question que G. Hervé s'était posée dans une lettre : « Est-ce à nouveau le temps de Malraux ? » Non. Des Pavois et des fers répondent tout entier par la négative. La pose malrucienne n'est pas de mise, le romantisme politique n'a pas lieu d'être. Nulle place pour l'enthousiasme, l'idéalisme, le sacrifice de soi. Le « héros » est lui-même l'objet d'un sacrifice et, contrairement à Iphigénie, il ne s'enfuira pas sous la forme d'une biche.

Je rêvais à ce dieu qui m'avait puni. Quel tribut devrais-je encore lui payer[123] ?

« Non, puissances de la Nuit, leur dit Apollon, je ne pourrai pas vous chasser. Vous aurez toujours votre place dans la Cité. Vous êtes des puissances infectes, mais on vous gorgera d'encens pour vous apaiser[124]. »

 

Gérald Hervé a parfaitement conscience des niveaux et degrés de la réalité dans laquelle il s'est trouvé plongé :

Mon drame individuel était peu de chose, je le savais, dans le drame politique et militaire qui se jouait autour de moi.

Et pourtant il participait lui aussi de ce même  climat général d'exaspération et de défaite, de confusion et de panique. Mais, par-delà ces circonstances, c'était aussi toute une époque qu'il exprimait, celle de la peur et de l'intolérance[125].

 

Des Pavois et des fers, ce témoignage d'une double fin, ne font de place à l'héroïsme d'aucun bord. Nulle fin n'est belle[126]. Elle se doit d'être vraie.

Des Pavois et des fers constituent donc un témoignage authentique, extrêmement perçant qu'un commissaire de marine, officier en marge du service purement militaire, observateur des uns et des autres, a pu porter sur divers aspects de la présence française dans l'Indochine d'après Genève, ce Vietnam naissant où déjà apparaissent les signes dont sortira demain.

 

 

1‒ Fin de siècle en Asie

Une des premières impressions du commissaire Hervé à son arrivée dans son poste est celle d'« une atmosphère de « fin de campagne[127] » et de grandes vacances[128] ».

La société coloniale vit ses derniers jours « sous un soleil fin de siècle[129] », profitant à l'arraché des plaisirs de cette villégiature.

C'était le moment aussi que de nombreux officiers supérieurs jugeaient opportun pour faire venir leurs épouses en Indochine afin de profiter d'un dernier séjour dans ce pays avant le retrait du Corps expéditionnaire. (...)

Les plages du cap Saint-Jacques, la forêt d'Angkor et les résidences de Dalat retrouvèrent l'affluence des jours heureux d'avant la guerre. (...)

Le dimanche, plus particulièrement, les routes du delta s'offraient à la circulation des nombreuses voitures qui se rendaient au cap.

Cette promenade était toujours une sorte de petite expédition divertissante  des ponts détruits, des villages déserts, les cantonnements de sectes suspectes au bord du chemin  juste, à vrai dire, de quoi faire seulement frissonner ces dames et leur permettre d'exercer sur toutes ces choses la profondeur de leurs réflexions politiques[130].

 

Quant aux autres, ceux qui fondaient des espoirs d'enrichissement facile, des Pavois et des fers ne prétend pas réécrire l'histoire des colons, des petits blancs et des fonctionnaires, tous ceux dont le destin, médiocre ou héroïque, constitue pourt une grande part le sujet même de la littérature française de l'époque coloniale. « Les domaines de Michelin[131] » ont beau être proches de la base de Cat-Laï, Gérald Hervé ne refera pas Un Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras (1950)[132]. Le livre raconte avant tout la réalité des milieux que l'auteur connaît intimement, liés à la présence militaire.

Petit dessous de la belle guerre. Il y a eu des gens qui ont pâli de douleur en apprenant l'armistice. « Alors, on va être rapatrié... Je n'aurai pas ma Cadillac[133]... »

 

Pas plus que, du fait de son éloignement de la métropole, il ne semblait au courant de l'actualité parlementaire de la répression de l'homosexualité, il ne paraît informé du scandale de la Banque d'Indochine[134].

La fête des piastres jetait ses derniers feux, et dans le monde de la finance le jeu des différences battait son plein[135].

 

En revanche, il connaît parfaitement les usages et la situation des finances internes. En scrupuleux commissaire de marine[136], il décrit son rôle de grand dépensier au service de cette fête en train de finir :

Les frais de déplacement et de mission étaient chaque jour plus nombreux.

On n'arrivait plus à dépenser les bons d'essence.

Comme si le budget de l'Armée était devenu une annexe de celui de l'office de tourisme[137].

 

L'aventure indochinoise est une véritable aberration... et pourtant il n'y a jamais eu autant de finances gaspillées que depuis la signature des accords de Genève. (...) Tout se passe comme aux origines de cette guerre pourrie où certains se donnaient des raisons d'être sur place, sur la bonne place et de s'accrocher au bon gateau[138].

 

2‒ Le début d'une autre époque

Tandis que les Français s'apprêtent à partir, les Américains, qui n'ont pas signé les accords de Genève, continuent de s'installer. Des Pavois et des fers se fait l'écho de leur présence et de leur influence grandissante.

En Extrême-Orient, la guerre froide, contexte-alibi du député Dronne, c'est la guerre tout court, celle, menée par les Etats-Unis, de Corée qui vient de s'achever (1950-1953), débouchant, d'après le modèle allemand, sur la partition entre le nord pro-communiste et le sud pro-capitaliste (armistice de Panmunjon). En décembre 1954, les accords Ely-Collins établissent les bases de la coopération franco-américaine au Sud-Vietnam. À partir du 1er janvier 1955, le gouvernement Diem reçoit l'aide directe des Etats-Unis. Nous verrons plus loin comment, quelques mois après, tourneront les choses au détriment de la France.

Les États-Unis d'Amérique ne sont pas, pour l'auteur des Pavois et des fers, une puissance indifférente. Son admiration s'exprime dès 1953, alors que la Jeanne d'Arc va accoster à la Nouvelle-Orléans[139].

En 1954-5, la présence militaire américaine[140] fait partie du paysage de Saïgon. Certains signes de leur importance croissante n'échappent pas à la sagacité du commissaire de marine Hervé, plus libre que quiconque dans l'armée de ses mouvements[141] :

Le plus grand bordel de Saïgon qui s'appelait le Parc à autruches, bénéficiait de la protection française.

Il comportait deux classes, l'une pour les hommes de troupe et l'autre exclusivement réservée aux officiers. Mais, à la suite d'un accord passé aves les autorités, les marins et soldats américains en séjour à Saïgon eurent bientôt droit à la classe des officiers français[142].

 

Détail révélateur qui ne fait pas oublier le niveau des grandes affaires de la guerre et les mouvements d'ensemble de l'histoire en train d'accoucher de nouvelles formes. Tandis que peu à peu se dessine ce qui deviendra la dictature Diem à travers le paysage même de la base repliée sur elle-même,

image de ce carré chaque jour plus rétréci qu'est la liberté au Sud-Vietnam[143]

 

se profile le visage plus sombre des années à venir :

 

Derrière ce décor fiévreux et cosmopolite perçait déjà l'angoisse de tout un petit peuple. Je pensais à cette guerre qu'avait menée la République et qui allait bientôt se rallumer sous d'autre auspices. Tout le laissait présager maintenant. Les avisos américains se massaient de plus en plus nombreux dans le port. Il y avait dans cette concentration gigantesque quelque chose de grave, comme le pressentiment d'un adieu définitif à la paix. Combien de mois, de semaines nous séparaient encore du drame[144] ?

 

En janvier 1955, Gérald Hervé exprimait dans ces termes sa passion et ses pressentiments :

que vous dire de plus sur la vie quotidienne au Viet Nam sinon que  nous vivons des heures captivantes au point de vue historique et que là se joue une grande partie qui n'a peut-être pas encore commencé[145].

 

La fin de cette phrase illustre la lucidité de son analyse ainsi qu'une volonté de compréhension, à l'heure où il n'est encore qu'un officier d'une armée en train de faire ses bagages et d'une puissance déchue confrontée à des choix nouveaux.

 

3‒ La bataille des sectes

Des Pavois et des fers apparaît bien comme une entreprise double qui déborde du cadre autobiographique. Alors que le temps de service de G. Hervé va de septembre 1954 au 18 mai 1955, les événements militaires racontés dans le livre remontent à 1953 et cessent début juin 1955. Quand il arrive, les accords de Genève (21 juillet 1954) ont consommé la partition entre le nord et le sud du 17ème parallèle, en même temps que l'éclatement de l'Indochine en trois Etats : Viet-Nam, Laos et Cambodge. Ces accords

avaient mis fin aux combats et la grande machine militaire tournait maintenant à vide dans un monde qui n'était plus celui de la guerre sans être celui de la paix[146].

 

A la base, on raconte encore, un an après, une atrocité qui n'est rien d'autre qu'un crime de guerre, demeuré impuni, commis par les soldats français dans un village entre Cat-Laï et Saïgon[147]. Puis il y a une analyse, comment l'éviter ? des conséquences de la défaite de Dien Bien Phu[148]. Au total, on s'en rend bien compte, le propos du livre n'est pas de rapporter en chroniqueur attentif des coups de feu échangés de part et d'autre. G. Hervé est avant tout témoin parmi « ceux qui arrivent de France pour la liquider [la guerre]. »[149]

Arrivé en pleine période d'armistice, d'où cette impression trompeuse de « grandes vacances », il va vivre assez tôt des heures difficiles (et son baptême du feu[150]) qu'aujourd'hui encore les historiens traitent de manière controversée : dès décembre, son courrier fait état de la « dégradation continue » de la situation, de la réapparition du « visage de la guerre » à la base[151].

La base de Cat-Laï où il est affecté joue un rôle stratégique important[152]. Elle sera menacée durant les mois de troubles qui vont précisément de septembre 1954 à mai 1955. Le gouvernement Diem doit combattre la « semi-anarchie[153] ». Les actes d'insubordination au sein de l'armée se multiplient[154]. Un des principaux faits de l'époque tient à l'activisme des sectes, bouddhistes en particulier. Sur ce sujet, des Pavois et des fers fournit un témoignage qui doit être versé au dossier de l'histoire de l'après-première guerre d'Indochine. 

Le récit des événements décisifs commence avec, dans la nuit du 30 mars, un assaut sur Saïgon, préfiguration de la « nuit rouge »[155], et se poursuit jusqu'à ce qu'on appelle la « bataille des sectes », qui va de la nuit du 30 mai au 4 juin[156]. Au-delà des épisodes militaires qui vont crescendo depuis l'automne 1954[157], une certitude l'emporte dans le livre, c'est la tactique du double jeu de la France. Censée protégée le gouvernement Diem, elle soutient en coulisses les sectes qui l'attaquent.

C'était la politique du double jeu et même du triple jeu (avec la mission Sainteny à Hanoï)[158].

Les résultats de notre politique ne se firent pas attendre.

Le gouvernement Diem sortit renforcé de l'épreuve. Bientôt, les Américains « démissionnaient » le général Ely. Le gouvernement Diem exigeait le retrait immédiat de notre Corps expéditionnaire.

Quelques semaines plus tard, Radio-France-Asie annonçait la dernière émission en langue française[159].

 

Ainsi ce qui avait pu sembler des « mois d'armistice et de loisir »[160] se révèle bien être la continuation d'une guerre, avec son cortège d'horreurs :

Ce que j'ai vu à Saïgon ce matin était horrible, les réfugiés, les blessés jonchent les rues, les hôpitaux ne peuvent plus en recevoir. Mais plus horrible encore c'étaient les noyés que nous avons rencontrés tout au long du fleuve et qui venaient clapoter contre notre chaloupe. En slip noir, le ventre énorme, faisant la  planche, des Vietnamiens qui furent faits prisonniers de part et d'autre et qui avaient reçu une balle dans la nuque avant d'être jetés à la rivière... Et puis on a vu aussi un européen cloué sur une planche et flottant aussi avec une devise : « Français, voilà ce qui t'attend. » Quand nous sommes arrivés au port un chaland était en train de recueillir les noyés. Il y en avait 48 d'entassés[161] !

 

Version indochinoise de la devise du FNL : « La valise ou le cercueil ».

Il est significatif que Gérald Hervé ait utilisé à deux reprises la même image du jeu de ma-jong, une première fois dans la lettre du 29 avril où est dénoncé le double jeu de la France

jusqu'au bout nous aurons joué les plus mauvaises cartes de cette partie funèbre de « Ma-Jung » asiatique[162]...

 

puis, dans le récit, en 1957, de la nuit de Cholon[163]. Où il apparaît que le destin individuel et le destin collectif semblent obéir avant tout à un jeu de hasard aux conséquences tragiques et inéluctables.

 

4‒ Le désenchantement

La France a raté son « Empire ». Les militaires [et les] colons (et les Corses ?) l'ont perdu[164].

 

Un tel constat peut traduire soit la désillusion soit une forme neutre de lucidité. Si l'on s'en tenait à la lecture des Pavois et des fers, le soupçon d'une revanche demeurerait. Mais cette phrase a été écrite plusieurs mois avant le départ pour l'Indochine, comme nombre de réflexions tout aussi désabusées à l'égard de la puissance française dans le monde, ou plutôt ce qu'il en reste. Lorsque Gérald Hervé dénonce « ce mythe colonial dont on a tant recouvert une grandeur moribonde », il reprend une phrase d'une de ses lettres qui résume la teneur de conférences données à Saïgon par des membres de l'Ecole française d'Extrême-Orient[165] : « bilan de cinquante années de présence culturelle. » Au total : un échec. Et de résumer le propos de M. Kermadec sur la faute originelle de la colonisation occidentale par les pères jésuites, l'introduction des caractères latins en Indochine qui

avait fait de la langue vietnamienne, autrefois rattachée aux idéogrammes chinois, une langue essentiellement phonétique, séparée de sa source d'origine. (...)

Un tel accident ne va pas sans conséquences tragiques[166].

 

L'analyse se fait réquisitoire puis, devant ce parterre choisi de hauts responsables galonnés invités à écouter l'inventaire dressé par des intellectuels, leçon de haute éthique, qui ne fait que confirmer les mots les plus désabusés de Pierre Loti ou de Claude Farrère sur l'aventure coloniale :

On y apprenait ainsi que la réalité, ce n'était pas seulement l'œuvre de surface, que ce qui importait était moins ce que nous avions donné que ce que nous n'avions jamais donné. Nous n'avions donné à ce peuple ni notre amitié ni notre estime. Nous ne l'avions même pas fait profiter de ce droit que nous avions établi pour nous-mêmes[167].

 

Alors quand le commissaire de marine Hervé écrit :

Nous sommes des étrangers[168],

sortie de son contexte, cette phrase prend valeur de vérité générale. Ce sentiment, en tout cas, est crûment exprimé dans une lettre :

Nous avons démérité et je suis un soldat d'occupation ni plus ni moins[169].

 

Quelques mois plus tard, l'expérience de l'absolue injustice individuelle se mêlera à ces vérités déjà reconnues, apprises depuis longtemps :

A travers ma propre expérience, ma souffrance s'élevait à la hauteur de toute injustice et lui devenait confraternelle. J'avais appris qu'en matière coloniale, comme en beaucoup d'autres, la vérité est une chose impossible à dire ou qu'elle est intolérable. (...)

En survolant, une dernière fois, ce pays que j'avais aimé, ce peuple que j'avais respecté, je pensais à notre grande aventure manquée :

Pour ces routes et ces ponts que nous y avions faits, combien de tonnes de caoutchouc et de dividendes ;

Pour ces hôpitaux que nous y avions construits, combien de taxes sur l'opium dont nous avions rétabli le commerce et imposé la régie ;

Pour une école, combien de prisons pour les nationalistes que nous y avions formés à nos principes des Droits de l'Homme et à nos vocables de liberté[170] ?...

 

Ce serait donc commettre une profonde erreur que de voir dans les textes de 1957/1969 la hargne anticolonialiste et antimilitariste (la Marine) d'un homme exclu des siens[171], comme si des Pavois et des fers constituaient une revanche littéraire et rien que cela.

C'est en particulier sur ce dernier point, l'antimilitarisme, ou ce qui pourrait passer pour tel, que le réquisitoire des Pavois et des fers s'impose parmi les textes les plus féroces qui soient. Le tableau de la Marine qui y est fait, à travers ses personnages clefs, ses us et coutumes, son esprit même, doit figurer parmi les pièces à la fois les plus authentiques et les plus engagées de la littérature.

Mais ne parlons pas de pamphlet : la chronique relate le réel. L'humour n'en est point absent, qui prend sa source dans la vérité même de ce réel. Seulement, loin d'être celui d'un pacifiste réfractaire, le point de vue reste celui d'un officier appelé à une carrière brillante

Cette voie me permettrait d'entrer un jour dans le corps du contrôle, qui est à l'armée ce que l'inspection des Finances est à la Fonction publique[172]

 

et qui, dans le peu de temps qu'il y a passé, a compris ce qui l'entourait. Mais cet officier a fini par être chassé du côté à la fois de l'humilié et du réfractaire, au sens de Jules Vallès. Sa révolte, sa chronique coûtent cher à l'image de la Marine, qui a su, entre-temps, tirer des leçons de l'affaire qu'elle avait créée[173].

La Marine est une arme cléricale, réactionnaire, obsédée par le sexe dans une armée coloniale nulle et archaïque, tel pourrait être le résumé du propos des Pavois et des fers à ce sujet. Nous avons déjà eu l'occasion d'en développer quelques aspects parce qu'ils sont les fils véritables du drame personnel de mai 1955. Mais c'est aussi en officier bien placé pour le voir que Gérald Hervé raconte les mœurs militaires à cette époque.

Tandis que la colonie brille de ses derniers feux, qu'explosent les pétards offerts à la population par l'US Navy, les militaires français semblent obnubilés par l'éclat des médailles et des meilleures soldes après lesquelles ils courent en masse. C'est la course au « décorationnisme » et à l'avancement. Situé à un poste clef en la matière, un commissaire, administrateur et comptable, voit tout passer par lui[174]. Médiocrité, intérêt personnel dominent dans cet univers dont le carré des officiers symbolise l'étroitesse et la discrétion[175]. En outre, ces passions, si souvent dénigrées dans les milieux des ronds-de-cuir et des administrateurs coloniaux, ne sont que l'expression d'un mal plus grave, l'incompétence, au plus haut niveau de la hiérarchie militaire, à quoi, pour l'esprit général de l'armée, il faut ajouter l'absence d'idéalisme, ce sentiment qui avait pu donner, jadis, quelque grandeur aux entreprises militaro-coloniales :

Il n'est pas vrai que tous les soldats d'Indochine aient cru combattre et mourir pour un idéal. La plupart étaient des volontaires attirés psar l'appât d'une solde ou des soldats de carrière dont le tour de campagne était arrivé.

Le désastre de Dien Bien Phu avait montré l'isolement où se trouvait le Corps expéditionnaire, cette armée qui faisait la guerre au jour le jour. Elle avait révélé aussi les conceptions effarantes d'un état-major qui n'avait guère évolué depuis l'époque de Faidherbe et qui en était resté à la tactique de la présence, celle du poste de brousse entouré de barbelés ou de roseaux taillés, avec sa tour de guet perchée sur pilotis et sa courette à munitions servant de basse-cour jusqu'à l'heure de l'attaque. Ce combat était perdu et tous le savaient[176].

 

Ce terrible bilan, qui se solde par « huit années de meurtres et d'horreurs »[177], ne serait pas complet sans la mise en lumière du fonctionnement profond de l'institution militaire. Car enfin, Gérald Hervé ne fait que se demander, dès son arrivée en Indochine, comment on en était arrivé là. Les accords du 21 juillet 1954 n'étaient pas la fin de la présence française, le double jeu dans la bataille des sectes prouvait à ses yeux la continuation de la guerre par d'autres moyens. L'armée est, pour reprendre l'analyse de l'essai Orphée interdit, une « totalité » au même titre que l'Eglise. Cette connivence essentielle de ces deux grands corps sociaux tient en ce qu'ils puisent en eux-mêmes leur raison d'exister :

Les armées tendent à persévérer dans leur être. Elles tendent à la conservation de la guerre. Les armées comme les églises vivent de leur vie propre. Elles ont leurs lois et leurs fatalités[178].

 

Et à cette marque pour ainsi dire ontologique s'ajoute, pour la Marine, dont le commissaire Hervé relève, son archaïsme mental et social d'arme demeurée d'ancien régime, où noblesse de corps et catholicité d'esprit constituent de vivantes vertus traditionnelles.

La Marine est cette arme cléricale et réactionnaire que dénonce l'auteur des Pavois et des fers, victime du cléricalisme et des traditions d'officiers bien nés. Acteurs incontournables de ce milieu ou artisans directs du destin de Gérald Hervé, les principales figures décrites dans le livre incarnent ce double aspect : l'aumônier de marine[179] puis, outre les commis de basse police, voyous[180], mouchards etc., les officiers supérieurs tel l'amiral Joubert[181], l'« amiral-puceau » Esteva[182], et, surtout, le responsable direct de l'exclusion, le commissaire général Voiron[183].

Vous êtes sûrement religieux, monsieur ; tous les marins le sont

fait dire Claude Farrère à l'un de ses personnages des Civilisés[184].

Gérald Hervé, laïc, s'était fait remarquer durant son apprentissage à l'école du commissariat :

Une fois, dans une rue de Bayonne  c'était jour de la Fête-Dieu  avec un groupe d'officiers-élèves qu'accompagnait notre directeur, nous tombâmes sur la procession du Saint-Sacrement.

Mes camarades ôtèrent aussitôt leur casquette et s'agenouillèrent sur un drap blanc parsemé de roses rouges qui était étendu sur le sol à cet endroit.

Je me détournai du Saint-Sacrement en empruntant une voie adjacente. Cela me valut une réflexion. J'avais manqué de respect envers les croyances de mon groupe[185].

 

À ce conformisme institutionnel/confessionnel, il convient d'ajouter ce pan entier qui, à l'origine du drame, constitue l'aspect le moins visible, le moins connu aussi de l'histoire militaire, l'attitude des autorités à l'égard du sexe ainsi que la répression de ses formes déviantes.

Sur ce sujet, des Pavois et des fers sont un livre unique par son authenticité et la force de sa vérité. Cette obsession de l'institution dont nous parlions plus haut vaut bien pour la sexualité en général, ce « dessous » d'une armée qui fait le plus souvent l'objet de traitements stéréotypés, l'univers de la prostitution fournissant ici un thème quasi obligé auquel n'échappe pas ce livre[186]. Mais le récit de l'inévitable virée de marins en permission commence par le portrait d'un autre personnage qui, avec l'aumônier, joue un rôle tout à fait particulier dans la Marine, le médecin. En ces temps d'armistice, le spectre des MST rôde, hante les consciences des autorités à tel point que

en octobre 1954, l'Amirauté de Saïgon prit une mesure sans précédent : elle donna l'ordre de frapper de quinze jours de prison ferme tous les marins qui contracteraient une infection vénérienne de quelque genre que ce fût[187].

           

Et voilà le médecin à son tour « devenu dénonciateur[188] »...

Vertigineux retour à ce qui conduisit l'auteur des Pavois et des fers à prendre la plume : cette marine qui avait fait l'Empire[189] (évoqué par le monument sur la corniche de Marseille, ouvert au large, dédié « Aux héros de l'Armée d'Orient et des Terres lointaines[190] ») n'offrait absolument rien qui pût la sauver aux yeux de l'un de ses hommes les plus remarquables. Des Pavois et des fers sont le témoignage d'un désenchantement violent et forcé, à l'image des désillusions et, conjointement, des espoirs politiques que nourrissait l'auteur :

Oui, la France est blessée à mort  mais de cette décrépitude et de la mort des vieilles nations chauvines. Une chose nouvelle vient de naître : la jeunesse de l'Europe dont la France n'est qu'une partie[191].

 

Lorsque le commissaire de marine Hervé arrive à Cat-Laï, la guerre d'Indochine est officiellement close. Le 1er novembre 1954 commence, pour huit ans elle aussi, celle d'Algérie. Il ne l'évoque à aucun moment[192], comme si la mémoire de cet officier s'était trouvée ensevelie dans l'Asie de son destin. Quant à son engagement d'homme, comment, frappé au plus intime de sa personne et de sa vie privée, tenu dans le silence par ses contemporains, eût-il pu joindre sa voix à ceux qui dénonçaient des injustices qui ne pouvaient passer avant celle qui l'avait exilé dans son propre pays ?

Pourtant la suite de la lettre que nous venons de citer est explicite sur sa vision des affaires internationales. Il pensait en effet que

la France devrait faire une « grande politique », elle devrait mettre l'Afrique du Nord au service de l'Europe et de ses partenaires européens. Alors elle redeviendrait une grande puissance car elle ferait partie de la puissance européenne, ces Etats-Unis d'Europe dont la force s'équilibrerait entre l'Est et l'Ouest. (...)

En tout cas aujourd'hui, ce n'est plus la France qui pourrait sauver son « Empire », mais c'est l'Europe qui pourrait sauver la France.

 

La suite de l'histoire montrera surtout les ambitions gaullistes, la continuation d'une politique vouée au néant en Indochine ainsi que, au niveau de l'Europe, les difficultés à la construire. Affaires d'avenir à l'heure où le commissaire de marine Hervé rédige ces lignes. Sa pensée eût certainement évolué, mais il est difficile de dire, sinon impossible, comment. En revanche, pour ce passé que, comme toute nation, la France traîne après elle, et assume, ou n'assume pas, son verdict demeure implacable, et n'eût certainement point changé si le drame de Saïgon n'avait pas eu lieu :

(...) s'il en était des nations comme des hommes et si leur responsabilité pouvait être évoquée par le droit des désastres, la France passerait devant le Tribunal de l'Europe pour l'avoir trahie[193].

 

« Quel gâchis » écrira-t-il à l'époque de la Nuit des Olympica, parlant de lui comme de cet autre qu'on lui refusa de devenir en le brisant au plus profond de lui-même. Gérald Hervé revient à plusieurs reprises, dans des Pavois et des fers, sur ce qu'il appelle son tempérament janséniste, empreint de gravité, de tact et de discrétion. Concluons-en d'une part qu'après le drame de mai 1955 la France, pour cet homme qui par exclusion y était devenu étranger, n'était plus passible que du droit des hommes et que de l'autre il est de notre devoir de permettre enfin la découverte par le public qu'il n'a jamais pu rencontrer de ce qu'il a légué au prix d'un effort et d'un dépassement de soi soutenus jusqu'au bout, c'est-à-dire une des œuvres les plus fortes et les plus originales du vingtième siècle.


NOTES


[1] Alain Quella-Villéger, Indochine. Un rêve d'Asie, Paris : Omnibus, 1995, Introduction, p. iii.

[2] « Peut-être que les dégâts faits par la colonisation, et l'horreur du fait colonial (...) aujourd'hui sont en perte de vitesse à cause de la régression globale (...) Peut-être que tout cela réhabilite indirectement un certain passé colonial de l'Occident. L'histoire de l'Algérie, et de l'Algérie coloniale, souffre de cette situation, mais il y a d'autres exemples, comme l'Indochine. » (Interview de Robert Bonnaud in Vacarme, mars 2001 ; <http://vacarme.eu.org/article79.html>, 21/04/2007) Voir aussi l'article « Les historiens et la guerre d'Algérie » in le Monde, 10-11 juin 2001. « L'université française, reflet de l'opinion publique française, se détourne des problèmes trop brûlants de la colonisation et de la décolonisation pour focaliser les recherches historiques sur l'Hexagone et l'Europe, au sens large, gommant ainsi les problèmes coloniaux méditerranéens. » Un état des lieux alarmant, co-signé par six historiens, qui concerne a fortiori la question indochinoise.

[3] Lettre du 4.11.53 ; voir infra, le texte à la note 107

[4] Des Pavois et des fers (nous abrégerons : PF),  p. 114

[5] Le 29 mai 1998. Affaire classée en décembre 1998 par la justice des Bahamas.

[6] PF, p. 230, 246 

[7] La Nef, mars 1958, nº 15, p. 42-43 5.

[8] Daniel Guérin, Shakespeare et Gide en correctionnelle ?, Paris : Éditions du Scorpion, 1959, p. 107-8

[9] « en avant première » : la revue, dirigée par Jean Bezroudnoff, devait publier le livre « courant 1960 ». Nous ignorons pourquoi cela n'a pas eu lieu. Livraisons : Juventus nº 6 (nov. 1959), p. 25-34 ; nº 7 (déc. 1959-janv. 1960), p. 23-29 ; nº 8 (mars-avril 1960), p. 12-16. Par conséquent il existe deux états du texte (datés 1957 et 1969 ; nous parlerons ultérieurement de la troisième et dernière version) et de l'autre, les deux parties du texte de 1957 se présentent sous deux formes, la première, le manuscrit original, la seconde, imprimée (le manuscrit a disparu). La BNF ne possède pas la collection complète (10 numéros) de cette revue (manque le nº 7) ; on la trouve à Homodok-Lesbich Archief à Amsterdam (www.homodok-laa.nl)

[10] Tiré à 5 000 exemplaires (P.L. à H.B.). Quelques-uns ont été sauvés à la fin des années soixante-dix par les soins d'André Baudry, président de l'association Arcadie.

[11] Sur la littérature française d'Indochine en particulier ; rien non plus dans la première édition des Matériaux pour servir à l'histoire des homosexuels en France, chronologie, bibliographie, 1968-1996, par Frédéric Martel, Lille : Question de genre / GKC 35, 1996.

[12] Par exemple Michel Laricière, les Amours masculines. Anthologie de l'homosexualité dans la littérature, Paris : Le lieu commun, 1983, où l'on trouve Henri Troyat ou Michel del Castillo, pas Yves Kerruel, auteur, en outre, du roman Le Soldat nu, Paris :Julliard, 1974 (cote Brit. Liby [X.908/29289).

[13] Gérald Hervé, les Hérésies imaginaires, Lausanne, L'Âge d'homme, 1989, p. 14, 361 (sur le titre, voir infra, note 73). Ce roman a une suite : Les Feux d'Orion (Soignies : Talus d’approche, 2003).

[14] PF, titre de la troisième partie.

[15] Paris, : Calmann-Lévy, 1994.

[16] La première version des PF porte en exergue un long extrait de White Jacket de Herman Melville.

[17] Charles Péguy cité in Gérald Hervé, Hervé Baudry, La Nuit des Olympica. Essai sur le national-cartésianisme, tome 1 : Descartes tel quel,  Paris : L'Harmattan, p. 41.

[18] Lettre du 4.11.53.

[19] PF, p. 183.

[20] Lettre du 21.1.55.

[21] Lettre de décembre 54.

[22] PF, p. 180 ; cf. Juventus nº 6, p. 25 ; p. 28 :« Surpris au plus sacré de ma vie privée, hors de toute activité de service, par un agent indicateur... »

[23] PF, p. 106.

[24] Gérald Hervé à H. Baudry (oralement) ; « RB » dans le manuscrit original, « RX » dans Juventus « Roland » « Brossard » dans PF, p. 186 ; nous adoptons cette orthographe d'après celle de l'aumônier in PF, p. 226.

[25] Paris, Stock, 1953, Préface de Roger Nimier ; édition originale : Look down in mercy, London :William Heinemann, 1951 (nombreuses rééditions jusqu'en 1975).

[26] PF, p. 139.

[27] Manuscrit original, p. 34 ; PF, plus vague, p. 143 : « Le faubourg chinois est en fête. »

[28] PF, p. 137-153. L'exemplaire personnel de G. Hervé (qu'il faut tenir pour la version définitive des PF) porte de nombreuses suppressions, dont la majeure partie du récit de cette rencontre. Sur ces suppressions, voir infra note 82.

[29] À la fin de la saison sèche (PF, p. 177).

[30] PF, p. 179.

[31] « Reiting » in PF, p. 180-187.

[32] PF, p. 180-181.

[33] PF, p. 184.

[34] Juventus nº 6, p. 26 ; cf. PF, p. 192.

[35] PF, p. 193.

[36] PF, p. 194-198 ; cf. Juventus nº 6, p. , 27-28.

[37] PF, p. 88.

[38] PF, p. 199, 245 ; cf. Juventus nº 6, p. 30.

[39] Détail uniquement dans Juventus nº 6 ; s'agissait-il du livre Sens interdits (voir la lettre à P. Reboux de Marc Daniel dans Arcadie, janvier 1955, p. 62) ?

[40] Passage régulièrement annoncé dans le Journal d'Extrême-Orient, voir le 16 mai : avion S.A.G.E.T.A (Armagnac), « départ mercredi 25, pour Marseille et Toulouse, à 7h15 ».

[41] G. H. à H. B.

[42] Attestation de vol (original) : 29 heures 46 minutes de vol dont « 9 heures 30 minutes de vol de nuit ».

[43] « Oudard » in PF, p. 210-215 ; il avait été nommé en octobre 1950 Directeur Central du Commissariat de la Marine à Paris (Bulletin de l'Association Connaissance du canton de La Motte-Servolex, nº 18, automne-hiver 1993, p. 21 : « Une carrière militaire peu ordinaire »).

[44] PF, p. 211 ; « La « faute très grave contre la morale » (il y a aussi dans le code de discipline maritime des « fautes graves contre la morale ») caractérise de façon spécifique et unique l'acte que j'avais commis à Cholon. Ce n'est qu'un euphémisme. Dans la hiérarchie du code de discipline de l'armée de mer, elle occupe le rang le plus élevé. Elle vient même avant le vol. Elle est plus infamante. Elle n'est point amnistiée par les mesures de grâce occasionnelles du président de la République. Mais elle n'est vraiment qualifiée que lorsque deux protagonistes sont en cause. »

[45] PF, p. 213 ; voir aussi p. 49-50.

[46] PF, p. 215.

[47] PF, p. 216-225 ; dans la première version (Juventus nº 7, p. 25), passage plus court et direct : « J'appris plus tard que ce Commandant si obligeant était un officier de renseignements de la Sécurité Navale. »

[48] PF, p. 229 ; aumônier non identifié ; un autre, aumônier durant la croisière de la Jeanne d'Arc en 1953-1954, fait l'objet d'un long portrait (PF, p. 47-56, « L'aumônier de marine »), dont le vrai nom était abbé Conan ; curieusement,  le quartier maître fourrier Hélou, surpris pour la même « faute très grave contre la morale » avec le commissaire de marine Jacques Raphaël-Leygues à Bizerte, en 1954, avait aussi rédigé un portrait (non publié) de cet homme, qu'il avait connu là-bas. À noter que le commissaire de marine Hervé n'a jamais eu de relation avec un homme de la base encore moins avec un fourrier, marin placé sous les ordres d'un commissaire de marine (voir PF, p. 43-3).

[49] PF, p. 244.

[50] PF, p. 246.

[51] D'après les calculs, il serait arrivé à Cherbourg aux alentours du 23 mai (+ ou ‒ 1 semaine), ce qui renvoie à la période entre le 3 et le 11 juillet.

[52] Cette phrase de Simone Weil placée en exergue du roman Le Soldat nu donnera toute la charge problématique de cette notion : « Lauzun et la charge de capitaine de mousquetaires. Il préférait être prisonnier et capitaine de mousquetaires que libre et non capitaine. » L'aumônier dira à Cherbourg : « Quoi qu'il arrive, croyez-moi, vous resterez toujours officier, et ce sera pour vous une souffrance pire que celle que vous éprouvez aujourd'hui. C'est vrai pour les officiers comme pour les prêtres. Vous connaissez l'adage : « Prêtre une fois, prêtre toujours. » (PF, p. 230) Cependant, nous ne voulons pas dire que G. Hervé demeura toute sa vie un officier dans l'âme, mais bien plutôt qu'était posée la question  de ce lien sacral entre l'homme et le corps auquel il appartient (l'armée, l'Église).

[53] PF, eod. loc.

[54] Les archives issues de l'activité contentieuse du Conseil d'État, en particulier les dossiers de procédure et les procès-verbaux de séance, ne seront consultables qu'à partir de 2055. Même remarque pour ce qui concerne les archives militaires, où figure peut-être le rapport de la Sécurité navale fourni à l'amiral Cabanier.

[55] Pourvu d'une solide formation juridique, c'est Gérald Hervé qui a constitué lui-même l'essentiel de sa défense (G.H. à H.B.).

[56] Mis en cessation d'activité, Gérald Hervé aurait pu prolonger le statu quo jusqu'à la fin (G.H. à H.B.).

[57] Signé Charles de Gaulle, Georges Pompidou (Premier ministre), Pierre Messmer (ministre des armées).

[58] « La marine n'avait pas que des traditions de gestes. Elle possédait aussi ses livres sacrés, et, parmi eux, son annuaire, qui est sa véritable bible. » (PF, p. 39).

[59] Jean Genet, le Captif amoureux, Paris : Gallimard, 1986, p. 454.

[60] Françoise d'Eaubonne, les Écrivains en cage, Paris : Balland, 1970.

[61] Dans sa jeunesse, il avait écrit de nombreuses pièces poétiques de facture classique et valéryenne : une tragédie versifiée (Sophonisbe), une pièce d'une centaine de vers (Salmacis), de nombreux poèmes inspirés en particulier de Paul Valéry (témoignage de ses amis de lycée Robert Bonnaud, Pierre Vidal-Naquet ; un des poèmes rescapés a été publié par ce dernier dans ses Mémoires, la brisure et l'attente 1930-1955, Paris : La Découverte, 1995, p. 201) ; voir aussi infra, note 84.

[62] Page de titre du manuscrit : Nautilus, Des pavois et des fers [journal de Marine] Scènes de la vie de carré. Tapuscrit corrigé de 50 pages. La deuxième partie, manquante, a été publiée dans la revue  Juventus. La date de juillet 1957 apparaît à la fin (Juventus nº 8, p. 16).

[63] Archives privées. La NRF, sur intervention d'Albert Camus, oppose son refus à la publication de ce livre (G.H. à H.B.). Rappelons que les éditions de Minuit, engagées contre la guerre d'Algérie, publient en 1958 La Question d'Henri Alleg, L'affaire Audin de P. Vidal-Naquet.

[64] Voir supra p. 3.

[65] G.G. à H.B.. ; « J'avais du respect pour la dignité avec laquelle il surmontait ce qui a été une tragédie (le mot n'a rien d'excessif) » (G.G. à H.B., lettre du 24.06.2001)

[66] Après une proposition, émanant de la marine, d'un emploi à L'Oréal, refusée par G. Hervé : cette entreprise passait à juste titre pour un repère d'ex-vichyssois et collaborateurs (G.H. à H.B.). « Pourquoi, en 1955, envoyer un Gérald Hervé au chômage, puis, le malheureux !, au CAPA (par voie de petites annonces de presse / offres d'emploi sans qualification très haute ‒ « clandestin du travail » j'étais obligé de cacher mon vrai C.V.) » (Lettre de G.H. [1996 ?] )

[67] En particulier André Gaillard (pseud. Pierre Nedra), Alain Guel (pseud. Alain Le Banner).

[68] Voir Georges Sidéris, « Des folles de Saint-Germain-des-Prés au fléau social. Le discours homophile contre l'efféminement dans les années 50 : une expression de la haine de soi ? » in Haine de soi. Difficiles identités, dir. E. Benbassa et J.-Cl. Attias, Paris, Complexe, 2000 ; voir aussi infra note 91.

[69] L'affaire Hervé existe dès 1959, grâce à Daniel Guérin et à la revue La nef de Mme Faure. Il est dommage qu'elle soit demeurée ignorée des meilleures synthèses, qui n'évitent pas les généralisations, génératrices d'oubli, du type : « les homosexuels d'avant 68 « avaient été soumis à l'obligation de se cacher et de se taire. » (Didier Eribon, Réflexions sur la question gay, Paris : Fayard, 1999, p. 431) Cette nuance est d'importance.

[70] Juventus nº 6, p. 25.

[71] Il ne le sera jamais, sauf à partir des années 1992-3, en même temps qu'il commence le monumental travail de La Nuit des Olympica.

[72] Arcadie, nos 29, 31-35, 39 (mai, juillet-novembre 1956, mars 1957) : « Le paradis perdu de Pierre Loti ».

[73] Le jeune homme et le soleil ou les hérésies imaginaires (in Arcadie nº 35, novembre 1956). L’article cité à la note précédente ainsi que cette nouvelle ont été publiés dans le volume d’Orphée interdit, Soignies : Talus d’approche, 2003.

[74] « Retour à l'original » (Arcadie, nº 39, mars 1957). L'adaptation au cinéma de le pièce de T. Williams par Richard Brooks date de 1958.

[75] Gérald Hervé, op. cit. On lit dans l’avant-propos : « Les essais ici réunis sous le nom d'Orphée interdit répondent à une assez longue réflexion sur l'un des drames de la vie sociale, parmi les plus obscurs de nos sociétés, celui de l'homosexualité. »

[76] Gérald Hervé, Florence ou la ville aimée deux fois. Pièce en trois actes et trois tableaux, Soignies : Talus d’approche, 2004. Fin de l'avant-propos : « Dans cette ville éloquente, toute de résonances, où le tutoiement est de coutume, le drame individuel s'élargit jusqu'aux dimensions de la cité. » La pièce a été diffusée par l'ORTF.

[77] Juventus nº 8, p. 15.

[78] Note manuscrite [1971].

[79] PF, p. 247. Il était descendu dans un hôtel de Tréguier. Le village de Plougrescant, à une dizaine de kilomètres, est fameux pour la beauté sauvage de son littoral, en particulier le chaos rocheux nommé le Gouffre.

[80] Yves Kerruel, « L'homosexualité dans la marine militaire », conférence CLESPALA, mercredi 5 mai 1971 (notes manuscrites datées du 1er avril 1971, 12 fts rº-vº, à paraître dans la Ligne d’ombre). Il ne s'agit pas d'une simple reprise de l'affaire de Saïgon, évoquée vers la fin, mais d'une mise au point actualisée par des affaires récentes et l'analyse du fonctionnement interne de l'armée de mer à l'égard des homosexuels.

[81] Voir notes 75 et 76 ; c'est sous le même pseudonyme d'Yves Kerruel, utilisé pour la dernière fois, qu'est publié le roman Le Soldat nu, Paris : Julliard, 1974.

[82] Il s'agit de suppressions de passages. Liste des pages principales : 16-18, 125-6, 139-43, 144-50, 177-8, soit environ un total de 20 pages (8% de l'ensemble).

[83] Intégrale de la quatrième de couverture. Cf. G. Hervé, H.Baudry, op. cit., p. 4 (version abrégée) ; consultable sur < http://lesolympica.iquebec.com/quatriemes.htm >, 21.4.07.

[84] « De Van Gogh à Artaud » [le poète est mort en mars 1948], Imprudence nº 2, juin 1948, p. 61. Sur l'histoire de cette revue, voir P. Vidal-Naquet, op. cit., p. 229-238. G. Hervé avait publié un premier article dans le nº 1 (mars 1948) sur « Le regard de Rilke ». Cote de la revue à la BNF [4Z6981.

[85] Juventus nº 8, p. 13. Auteur, outre des volumes d'Étude d'éthique sexuelle (1929-1938), d'Éros ou la sexualité affranchie, 1952. Un extrait de ses Droits humains et le déni de liberté sexuelle figurent en tête de l'annuaire 1956 de l'association One, Homosexuals today. A Handbook of Organizations and Publications, Los Angeles : Marvin Cutler / One.

[86] Juventus nº 7, p. 28 : « Comme tous les foyers de puissance policière, les services de la Sécurité navale ont continué de proliférer pour justifier leur raison d'être. La Sécurité navale s'est rabattue, en guise de renseignements, sur toutes sortes d'investigations, marins endettés, ou encongaïés, et, bien entendu, les homosexuels contre lesquels la lutte s'est intensifiée au cours de ces dernièrs années. »

[87] Voir aussi PF, p. 74-79, l'affaire (historique) Ulmo, ainsi que le tableau des mouchards au service de l'aumônier de marine (PF, p. 52-3).

[88] PF, p. 233. L'information apparaît dans l'article de Daniel Guérin. En décembre 1954, Gérald Hervé est en Indochine. L'affaire des fuites : un article de Roger Stéphane dans l'Observateur venait de dévoiler les grandes lignes du plan Navarre (commandant en chef en Indochine depuis mai 1953). Il fit quelques jours de prison début 1955.

[89] PF, p. 234.

[90] PF, p. 200.

[91] Le 18 juillet 1960 (trois ans après le rapport Wolfenden en Grande-Bretagne).

[92] Voir Michael D. Sibalis, « Homophobia, Vichy France and the "Crime of Homosexuality" : The Origins of the Decree of 6th August 1942 » in GLQ. A Journal of Lesbian and Gay Studies, Duke University Press, mars 2002.

[93] Père du commissaire de marine Jacques Raphaël-Leygues : « La notoriété de certaines personnes est quelquefois gênante. Ainsi il y a quelques années un commissaire de marine fils d'un ministre de la Marine qui avait fait la Flotte puissante qui se saborda avec tant d'imagination à Toulon en 1942. On lui donna un titre de ministre plénipotentiaire et on l'envoya comme ambassadeur dans une République d'Afrique Noire. » (Conférence CLESPALA)

[94] « Je réalisais (...) que la vraie Libération c'était pour les autres. » (P. Seel, op. cit., p. 110) Diagnostic, sur un tout autre plan, de Pierre Hervé dans la Libération trahie, Paris, Grasset, 1945, p. 80 : « L'appareil d'État français, tout au moins dans ses hautes sphères, est beaucoup plus réactionnaire qu'en 1939 » ; p. 105, il dénonce les « conceptions autoritaires à tendance cléricale et conservatrice » de l'appareil gaulliste venu de Londres et d'Alger.

[95] R. Badinter cité in G. Hervé, H. Baudry, op. cit., tome 4, Adieu Descartes, p. 442

[96] Juventus nº 8, p. 15. Tout en poursuivant sa carrière de commissaire honoraire, ce fils de ministre a été permuté au Quai d'Orsay et fut ambassadeur de France à Ottawa ; il est mort en décembre 1994 (voir les Cols bleus, 21 janvier 1995, nº 2290, p. 23).

[97] Le quartier maître fourrier Hélou (c'est de lui qu'il s'agit dans la phrase suivante : « (...) un de ses camarades qui venait d'être impliqué dans une affaire de cet ordre à Bizerte » (ibid., p. 13) confia à G. Hervé une série de portraits qu'il avait écrits sur certains officiers et personnages qu'il avait connus dans la marine avant d'en être à son tour exclu : commissaire de marine J. Raphaël-Leygues, enseigne de vaisseau Jacques Chove, P.M.L.G. d'Antin Tournier de Vaillac, abbé Conan.

[98] PF, p. 184, 200.

[99] Voir la citation extraite du livre de Pierre Loti dans PF, p. 243 ; sur les origines modestes de ce commissaire de marine, p. 33 ; p. 213 : le commissaire général Voiron « me demanda si aucun membre de ma famille ne se trouvait en service dans la marine. Il savait bien que non ; c'était une manière de me rappeler à la fois mon origine et ma promotion. J'avais été une exception à la cooptation traditionnelle de ce corps. »

[100] Juventus nº 7, p. 29.

[101] PF, p. 237-242 ; cf. Juventus nº 6, p. 31 : « De la même promotion que celle du Commandant de la Sécurité Navale, mais d'un grade supérieur au sien, il n'avait guère entretenu avec lui des rapports très cordiaux, ce qui permettait d'expliquer beaucoup de choses. »

[102] PF, p. 237, 242.

[103] PF, p. 242.

[104] PF, p. 244.

[105] Juventus nº 7, p. 29 ; traitement des marins pris dans les coups de filet : Juventus nº 7, p. 29 ; nº 8, p. 12-13.

[106] PF, p. 199-200. Autres affaires, racontées dans la conférence de mai 1971 : « – Au cours d'une croisière sur la Jeanne d'Arc deux matelots surpris ensemble sous la bâche du spardeck. Deux mois de prison à bord in caisson disciplinaire. Les deux mois écoulés l'un débarque à Djibouti comme un Paria billet pour un navire de commerce en poche. L'autre à Tunis (il avait été Amphitrite) Les parents avertis de la situation où se trouvent leurs fils alors qu'ils sont majeurs. Livret de conduite trait rouge pour la moralité importance de cette mention pour trouver un emploi dans le civil. »

[107] Lettre du 4.11.53 ; cf. PF, p. 220-221.

[108] PF, p. 36.

[109] PF, p. 193 ; anecdote révélatrice : pendant qu'on cherche à faire parler l'officier en prison, on pioche dans les prises faites par la douane (PF, p. 234-5).

[110] Marine en Indochine Sud / Etat-Major / Bureau Justice Discipline, Décision nº 2113

[111] « Il n'est pas fait pour la Marine (pour quoi est-il fait : il y entre, il s'y casse la gueule. Il fait tout pour s'y casser la gueule. Il s'y casse la gueule  et il est cassé. » (G. Hervé, note manuscrite sur les PF, 1971)

[112] À Arcadie, sans doute minoritaires, mais ils étaient plusieurs à  refuser « l'auto-enfermement dans le « placard » et la honte intériorisée » (D. Éribon, op. cit., p. 429).

[113] Ibid.

[114] PF, p. 7.

[115] PF, p. 202.

[116] Le terme de chronique est employé dans la quatrième de couverture, jamais en sous-titre. Nous avons vu (supra note 62) que « journal de guerre » avait été barré. Dans la première livraison de Juventus nº 6, p. 25, PF est présenté comme « le carnet de guerre d'un jeune officier de Marine ». Or, PF tient bien à la fois de l'écriture autobiographique et du récit historique.

[117] Lettres du 30.1 et 29.4.55, sd. « (...) vous êtes en France peu informés de la véritable bataille qui s'est engagée pour Saïgon. Il y a quelques jours encore seulement, la guerre c'était pour les autres et puis peu à peu on se trouve tout étonné de s'y trouver au milieu. Depuis deux jours ça a pété de tous côtés. (...) À la sortie du port nous avons été allumés par l'artillerie nationaliste (qui nous soupçonne, et non sans raison de ravitailler les Binh Xuyen). Deux obus ont perforé la coque blindée atteignant en pleine poitrine mon quartier maître coopérateur lui faisant une blessure effroyable. C'est ma première expérience de guerre. »

[118] PF, p. 220-221 ; lettre du 4.1.53.

[119] Tout au plus ce « nous » d'identification nationale dans le récit de la bataille des sectes (PF, p. 169-170).

[120] Lettre non datée [après le 29 avril ?].

[121] PF, quatrième de couverture.

[122] PF, « La fuite à Angkor », p. 154-164 : dialogue et méditation avec « l'éternel Pèlerin » (Pierre Loti) à travers ces ruines qu'on ne voit qu' « une seule fois » (PF, p. 162).

[123] PF, p. 246.

[124] Juventus nº 8, p. 16 (fin de la première version des Pavois et des fers).

[125] PF, p. 204-205

[126] Et pourtant !  On a reproché à ce livre d'être trop beau : « Tu as doré esthétiquement et idéologiquement la boue. » (RR, professeur à l'Universié de Francfort, à G.H., août 1971) Acquiescement ultérieur de l'auteur, qui réécrira ce livre, vingt ans plus tard, en 1991, sur le mode romanesque : Les Aventures de Romain Saint-Sulpice (Soignies : Talus d’approche, 2003).

[127] PF, p. 81.

[128] PF, p. 88 ; p. 153 : « mois d'armistice et de loisir ». Une image fait comprendre la genèse et les développements de l'œuvre littéraire de Gérald Hervé : la Marine comme « un grand collège d'enfants » (PF, p. 53) et cet aumônier et ce médecin qui préfigurent, de loin, des personnages des Hérésies imaginaires.

[129] PF, p. 92.

[130] PF, p. 90-91 ; l'ironie misogyne qui s'exerce ici à l'encontre des femmes d'officier est contrebalancée dans les paragraphes suivants par l'analyse psychologique (déjà présente dans la version de 1957) de leur fonction de « gardiennes intraitables d'un pays où la moitié des habitants revendique contre l'autre ses droits d'anciens combattants ». Sur la psychologie des femmes d'officier, voir aussi PF p. 57-80.

[131] PF, p. 87.

[132] Cité au début de la lettre de décembre 1954 : « Je lis dans ce livre que vous avez lu aussi sur Saïgon (Barrage contre le Pacifique) « La luisance des autos (...) » (éd. Folio, 1996, p. 160).

[133] Lettre sd [février 1955].

[134] Voir Arthur Laurent, La Banque d'Indochine et la piastre, Paris : Éditions des Deux-Rives, 1954 (4ème trimestre). La commission d'enquête parlementaire clôt ses travaux le 7 mai 1954. Ce livre dévoile les dessous économiques et financiers de l'Indochine française d'après la seconde guerre mondiale. Il révèle en particulier la pérennité du personnel vichyste et collaborationniste dans les hautes sphères de l'État français après la Libération. Ainsi apparaissent ici René Bousquet, le colonel Pascot (p. 44, 98, 195, 207 ; voir supra note 94). À la remarque d' A. Laurent (p. 9), « Après le désastre de Dien Bien Phu, la presse gouvernementale a proclamé qu'elle allait « rechercher les responsabilités. » On a assisté à une éclosion de tua culpa », peut s'ajouter cette phrase des Pavois et des fers, p. 89 : « On entendait dire parfois, dans certains milieux de l'état-major, que Dien Bien Phu n'avait pas été une défaite décisive, que l'Indochine avait été vendue par des juifs. »

[135] PF, p. 102.

[136] PF, p. 199 : longuement, le directeur du Commissariat de la Marine à Saïgon « consulta des papiers, contrôla mes comptes. Il semblait s'étonner de les trouver exacts. »

[137] PF, p. 92.

[138] Lettre sd [février 1955 ?].

[139] « Terre de liberté cette grande nation que nous sentons ici partout ptésente et que nous admirons de plus en plus. » La nouvelle publiée dans Arcadie en 1957 (voir supra note 73) est basée sur une aventure lors de cette escale (G.H. à H.B.).

[140] Internationale aussi, voir PF, p. 132.

[141] « Ainsi donc, je jouirais du statut de militaire. Mais le commissaire de marine, qui s'occupe d'administration et de budget, n'est pas tout à fait un militaire : il n'en a pas toutes les servitudes. » (PF, p. 30.)

[142] PF, p. 131 ; p. 145, au Fortunio (Le Chalet, dans la version de 1957, p. 34) où il retrouve le provocateur de la Sécurité navale, « des marins américains, assis sur de hauts tabourets à côté du bar, s'interpellent bruyamment à travers la fumée ».

[143] Lettre du 30.3.55.

[144] PF, p. 151 ; remarquable approfondissement de la première version, où on lit seulement, p. 37 : « les temps modernes se levaient maintenant sur cette terre du Sud-Est asiatique, cette péninsule étrangère dont le destin m'échappait comme je lui échappais. »

[145] Lettre du 21.1.55 (nous soulignons). Bien sûr, dans les écrits de 1954-1957 (lettre et première version des Pavois et des fers), G. Hervé n'était pas en mesure de prévoir les événements ultérieurs (les guerres de 1957 puis de 1963-1975). La présence américaine est fréquemment attestée. Les passages suivants de la version publiée en 1971 se trouvent déjà dans celle de 1957 : p. 120, 143, 159, 168, 171, 173.

[146] PF, p. 89.

[147] PF, p. 99-100.

[148] Voir supra, note 134 ; dans la lettre non datée [février 1955 ?], il cite le livre du Dr Grauwin, J'étais médecin à Dien-Bien-Phu, 1954.

[149] PF, p. 93.

[150] Voir supra note 117.

[151] Lettre de décembre 1954.

[152] « C'est la dernière couverture aéro-fluviale de Saïgon ‒ l'un de ses derniers bastions de défense. La chute de Cat-Laï serait celle de Saïgon », a écrit l'auteur sur une coupure de presse, extraite du Journal d'Extrême-Orient, qui relate la visite du ministre Guy La Chambre. La base de Cat-Laï avait été créée en 1930.

[153] Jacques Dalloz, La Guerre d'Indochine. 1945-1954, Paris : Seuil, 1987, p. 260. Cet historien date la fin des Binh-Xuyen d'avril 1955. Or, c'est en juin qu'ils sont définitivement battus.

[154] PF, p. 165-71 ; les faits avaient ainsi été résumés dans la lettre de décembre 1954 (à laquelle il joint la coupure de presse dont est extraite la note de la page 167) : « Entre deux réclames de music-hall, un chef militaire qui fait paraître dans la presse une déclaration d'insubordination. Une féodalité, digne du Moyen-Age... » Des Pavois et des fers ne mentionne pas le principal instigateur des troubles dans l'armée, le général Nguyên van Hinh, soutenu par les Binh-Xuyen.

[155] Lettre du 30.3.55 : « Cette nuit, les sectes Binh-Xuenh ont attaqué à l'intérieur de Saïgon (...). À quand la nuit rouge ? »

[156] PF, p. 165-171. L'historien Lê-Ngoc, auteur d'une Histoire du Viet-Nam, Strasbourg, 1996, refuse catégoriquement cette notion de « guerre des sectes ».

[157] Jusqu'à inspirer alors à G. Hervé une vive réaction de rejet, aux antipodes de la décontraction des premières heures : « Dans cette Indochine sanglante, on n'est même plus capable de haine. Plus rien n'a de sens, même la mort et tout y est absurde, comme la vie. J'en ai assez de ce pays. » (Lettre non datée [après le 29.4.55].)

[158] PF, p. 168-9 ; cf. la lettre du 29.4.55, d'où provient cette phrase, et qui se poursuit ainsi : « Je vous laisse de loin de conclure avec moi que nous ne sommes plus à l'époque de Francis Garnier et de Faidherbe avec des "manigances" entre tribus et des défenses en fil de fer barbelé ! ! ! L'expérience a pourtant été concluante en Indochine. Il ne semble pas que tous l'aient compris et peut-être le moins par ceux-là même qui ont encouru ici des responsabilités monstrueuses. J'ai l'occasion très souvent de voir Do Dang Cong le commissaire vietnamien par qui je suis informé au plus subtil et au plus pertinent des mouvements de l'opinion publique vietnamienne (Binh-Xuenh, Hoa-Hao etc...). D'après lui, si nous continuons cette politique nous allons vers le massacre car jusqu'au bout nous aurons joué les plus mauvaises cartes de cette partie funèbre de « Ma-Jung » asiatique... » G. Hervé et Do Dang Cong appartenaient au groupe Z durant la croisière de la Jeanne d'Arc.

[159] PF, p. 171. Pour J. Dalloz (p. 265), les accusations de double jeu sont « fort excessives. En fait les Français jouent le jeu » et tentent de « modérer » la dictature diémiste. En tout cas, jamais la méfiance n'a été aussi grande à l'égard des Américains, qui soutiennent Diem : « A quelques jours de la bataille des sectes, une consigne venue de l'état-major avait recommandé à tous les officiers français beaucoup de réserve dans leurs conversations avec leurs collègues américains. » (PF, p. 168).

[160] PF, p. 173.

[161] Lettre non datée [après le 29.4.55].

[162] Voir le contexte de cette phrase supra note 158.

[163] Manuscrit original, p. 35 : « C'était la partie de Ma-Jung qui commençait (...) » ; cf. PF, p. 149 : « Voilà qu'un bruit mat tombe du plafond. C'est une partie de ma-jong qui commence. »

[164] Gérald Hervé, note manuscrite (1954).

[165] PF, p. 175 (p. 173 :  « conférences faites devant un cercle restreint d'officiers de l'état-major et de fonctionnaires du Haut-Commissariat de France en Indochine. » ; cf. lettre de décembre 1954 : « ce mythe colonial dont on a tant recouvert notre « Empire moribond. »

[166] PF, p. 173-4.

[167] Eod. loc. Absence d'amitié et d'estime, mépris pur et simple aussi : cette première impression de l'officier arrivant à son poste en jeep : « A la sortie d'un village, j'aperçus soudain des enfants vietnamiens qui jouaient au milieu de la route et qui, nous voyant arriver, se placèrent aussitôt devant nbotre jeep et agitèrent leurs mains. (...) Le chauffeur s'impatienta et fonça droit sur eux. Il les évita de justesse. Les enfants s'étaient jetés dans les diguettes, le plus petit pleurait. (...) Je découvrais que dans ce pays l'aumône et la vie humaine avaient le même prix. » (PF, p. 85-6.)

[168] Lettre du 30.3.55 : « Quant à la politique suivie par les États-Majors français, elle repose sur l'abstention. Nous sommes des étrangers et pour la première fois les Vietnamiens font leurs preuves entre eux. »

[169] Lettre de décembre 1954.

[170] PF, p. 203.

[171] Pour homosexualité, rappelons-le. Or, ici, surgit la question bien connue : aimant ses semblables, le militaire homosexuel n'aurait-il pas tendance à faire un mauvais soldat ? La réponse par l'affirmative, que les faits contredisent (voir, pour la Marine, PF, p. 224-5), justifie toute répression.

[172] PF, p. 30.

[173] Conférence CLESPALA : « La Marine fait une sélection à l'entrée parmi les volontaires qui se présentent. S.O.P. à Toulon SOP 1 SOP 2 SOP3 SOP4 (non incorporé + 1 mois. Les Tests – MPI pour détecter les homosexuels (cf USA) Service de recherche psychologique en ce domaine (Cf médecins de la rue Royale. (...) Affaire Kerruel n'a pas été pour rien dans ces nouvelles dispositions restrictives – étendues aux officiers  (cf. Avant Navale le concours suffisait). On n'avait jamais vu ça : Pendant 8 ans j'ai refusé de démissionner malgré les pressions du ministère. Jusqu'alors départ des officiers, honteux, en cachette, en catimini. J'ai eu le front de résister. C'était un défi. C'était un précédent. La Marine a resserré les mailles de ses filets à l'entrée. »

 

[174] PF, p. 94-5 ; cf. lettre non datée [février 1955 ?] :  « Il y aurait encore beaucoup de choses à vous dire, par exemple à vous parler de cette maladie chronique des armées qu'est le décorationnisme et de ses scandales... »

[175] PF, p. 105-112. Rappelons que le sous-titre de la première version des Pavois et des fers est Scènes de la vie de carré (voir supra note 62).

[176] PF, p. 111. Voir l'anecdote, authentique, du képi français qui reflète parfaitement cet état d'esprit étroit qui est l'une des faces du chauvinisme militaire, PF, p. 45-6.

[177] PF, p. 112.

[178] Eod. loc.

[179] PF, p. 47-52, 225-232

[180] « Georges Gueyl [Gérald Hervé] verra se refermer sur lui les deux mâchoires de la Sécurité Navale, organisme chargé, en particulier, d'enquêter sur la vie privée des marins, après qu'un jeune voyou l'eut dénoncé à elle comme étant homosexuel. » (Juventus nº 6, p. 25.)

[181] PF, p. 123-4 ; Des Pavois et des fers n'est pas un livre d'historien, sans quoi il suffisait de citer l'« amiral-moine » Thierry d'Argenlieu, qui a déclenché la guerre d'Indochine. Rappelons, d'une façon générale, combien l'histoire de la République n'est pas, à ce sujet, celle de l'Empire : « Le jacobinisme français s'appuyait sur l'Église à l'extérieur mais le combattait à l'intérieur. » (Hichem Djaït, L'Europe et l'Islam, Paris, Seuil, 1978, p. 25.)

[182] PF, p. 62.

[183] PF, p. 213-5, 243-6.

[184] Les Civilisés in Indochine. Un rêve d'Asie, op. cit., p. 294.

[185] PF, p. 51-2.

[186] PF, p. 127-134.

[187] PF, p. 122, qui poursuit : « mesure profondément injuste » en ce qu'elle ne visait pas « les militaires des autres corps », créant « à leur encontre une inégalité de traitement par les répercussions qu'ont sur l'avancement, tout spécialement dans la marine, les moindres sanctions encourues. » Inégalité de traitement que l'auteur des Pavois et des fers dénoncera plus tard à propos de l'homosexualité sous l'ancien régime : « La disparité de traitement des pédérastes selon leur condition sociale est hénaurme comme eût dit Flaubert  ce qui dénote assez l'iniquité de la justice d'ancien régime (... et la permanence de ce dernier au cœur même de la République). » (G. Hervé, H. Baudry, Descartes tel quel, op. cit., p. 251)

[188] PF, p. 122.

[189] « C'était la marine qui avait faitr l'Indochine. Tout ici l'attestait. » (PF, p. 84.)

[190] Lieu de mémoire, cet arc de triomphe croisé durant toute son enfance, Gérald Hervé l'évoque dans son œuvre autobiographique Endoume ou le roman d'une corniche (1986), Soignies : Talus d’approche,  2003, p. 164.

[191] Lettre du 21.1.55. Quelques rappels : le 9 mai 1950, déclaration Schuman ; et surtout le 30 août 1954, rejet par la France de la CED (Communauté européenne de défense) : vers « le pool des armements européens »). Dans d'autres lettres, G. Hervé se montre enthousiaste à ce sujet : « Mendès [France] est le seul honneur qui nous reste et il lui sera beaucoup pardonné sur la CED pour la bonne raison que les accords de Paris en sont la reconduction déguisée. » (décembre 1954)

[192] Elle sera la toile de fond du roman le Soldat nu publié en 1974.

[193]  Lettre du 21.1.55.