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« Pour moi, il y avait
une coupure dans l’espace. »
Coupure entre un haut et
un bas, entre un présent et un lointain, bien sûr, mais, plus encore que
cela, coupure entre deux dimensions de l’espace, entre deux lignes.
Celle, d’abord, d’une verticalité que le garçon des premières pages
des Pavois et des fers intègre à son univers mental (il aime « ce
coin sauvage et désert du promontoire de Malmousque » et regarde, d’un
œil admiratif, les façades du fort Saint-Nicolas, à Toulon) ; celle,
ensuite, d’un paysage étale où se perd le regard, et avec lui les
« désirs » de l’enfant, promis, dans un évident jeu métonymique, à
atteindre un jour la « limite infranchissable » évoquée dès les
premières pages.
Or la verticalité se
résume, en même temps qu’elle se fige, dans l’image du mur.
Encore y a-t-il deux
sortes de murs. Les premiers, ceux de la villa parentale, sont en
étroite communion avec la mer : les voilà « rongés par l’air du large »
ou encore « ravinés comme de la pierre meulière ». Le mistral casse les
angles, effrite les arêtes, les mauvaises herbes « envahissent le sol
tout autour des tamaris vert pâle » et le portail, « mal loqueté »,
signale l’ouverture du lieu, promis à tous les interstices, à toutes les
brèches salvatrices. Comment ne pas songer, à cet instant, aux ruines
d’Angkor, avec ses « masses…ensevelies sous la végétation et les
lianes » ? Comment ne pas retrouver ce « travail de la nature » qui a
rendu « tous ces blocs de pierre titanesques… à l’élément brut de la
matière » ? L’histoire de l’humanité est appelée à se confondre, un
court moment, au destin individuel d’un officier appelé à connaître, lui
aussi, la « force des sèves ».
Les autres murs sont
lisses. Ce sont d’abord « les murs de pierre grise, les murs austères de
l’Ecole des Mousses », ce sont ensuite, quelques lignes plus loin, « les
grands murs nus et lisses de l’Arsenal » conçus, fallait-il le préciser,
« pour empêcher toute fugue », ce sera enfin « la clôture haute » des
services de la Sécurité navale, à Saïgon, « avec son grand portail de
fer ». Ce lissé de la muraille devient, au détour d’une métonymie
redondante et distribuée comme un leitmotiv, la caractéristique
du nouveau monde d’Yves Kerruel, nommé commissaire de marine : les
cuivres des pontons sont « aussi frénétiquement astiqués qu’aux plus
beaux temps de la puissance navale », et les liserés de velours
tempèrent toute rugosité. Il en résulte un « univers sévère et
absolutiste » dont le portrait du commandant Desmazières, au détour
d’une allégorie, dit toute l’inhumanité : « Fort, trapu, avec des tempes
légèrement grisonnantes, ses yeux d’un bleu d’acier donnaient à son
visage une expression de sévérité glacée. »
Les premiers murs,
ébréchés, ravinés, rendus à la matière, mélangent les plans dans une
architecture vouée à la socialité. La maison d’enfance du jeune Kerruel,
située en hauteur, surplombe une plage, à laquelle « il était facile
d’[…] accéder par un petit escalier creusé dans le calcaire ». Pervertie
par la cité, cette image de l’escalier se mue en même temps qu’elle se
perd dans celle, plus austère, des « échelons » des corps de la marine
ou de ceux, tout aussi délétères, du monde de la banque : « mon père
travaillait comme employé dans une banque – gravissant les échelons
d’une hiérarchie où il n’occuperait jamais qu’une position très
médiocre. »
Les formes planes
épousent volontiers, dans le monde accueillant des murs rendus à la
nature, la verticalité des corps. Le nageur qui, « à l’approche de
l’été », gagne la plage et entre dans l’eau sent, à travers la caresse
de l’élément liquide, les lignes se fondre : « Je pouvais avancer sur le
sable quelques mètres et le sentir encore fourmiller sous mes pieds,
alors que l’eau peu à peu montait vers moi, caressait d’abord les
chevilles légèrement, mais bien vite je ne sentais plus la caresse, puis
les jambes, puis les cuisses. » A cette dilution des formes bien proche,
s’agissant du « doux mélange de la tiédeur frileuse du corps et du frais
abouchement de la mer », de l’abandon auquel se livre le nageur de
Thomas l’obscur, répond l’imperméabilité des mondes de la nature et
de l’artifice militaire, perçue dès l’enfance, devant les façades du
fort Saint-Jean : « Devant moi s’élevaient les murailles de pierre
sèche, grands pans inclinés, comme de vastes parapets enserrant le
ciel. »
Enserrer le ciel,
enfermer la mer, faire en sorte que la verticalité triomphe enfin de
l’insolente liberté de l’horizon : ce projet résolument carcéral trouve
historiquement son apogée dans l’invasion de la zone sud par les
Allemands, en 1942 : « Bientôt ils investirent les points stratégiques
et commencèrent à construire un mur le long de la mer. Le paysage de mon
enfance s’altéra peu à peu. Ma chère corniche se hérissa de blockhaus,
de chevaux de frise, de champs de mine. » Le temps d’une phrase, les
mots se montrent dans leur altérité, voire dans leur refus du naturel :
le blockhaus est par essence étranger, et les chevaux et autres champs
sont, par l’effet d’une simple complémen-tation, proprement dénaturés.
Quant au mur lui-même, il trouve son exact contrepoint, si
lointaine et si proche à la fois, dans l’infinité de la mer. Le
même mot, à une lettre près. Une seule lettre.
Il n’est pas étonnant,
dans ce contexte, que les murs lisses et froids des casernements se
prêtent au jeu d’une surcharge sémantique. Ils deviennent eux-mêmes, si
l’on veut, les métonymes du corps artificiel auquel ils veulent, mais en
vain, donner vie. La porte monumentale de l’Arsenal de Toulon, où se
trouvent les « nouveaux bâtiments de l’école du Commissariat » est ainsi
bardée de « frises allégoriques » avec « deux énormes cariatides
symbolisant la Fortune et la Mer ». « Honneur et Patrie », « Discipline
et Fidélité » peuvent se lire « sur les murs de notre école comme sur
les plaques d’acier des unités ». Le plus spectaculaire des décors reste
toutefois celui du palais de l’Amirauté, à Saïgon : « Les murs portaient
les plaques de bronze commémoratives de tous les vaisseaux de guerre qui
avaient servi en Indochine depuis les premiers temps de la conquête. La
galerie était pleine de drapeaux. » Cette « pompe » se retrouve à la
fois condensée et plus discrètement agencée dans le bureau de l’amiral,
où « plusieurs fauteuils de cuir noir » (et quoi de plus lisse, de plus
poli que le cuir ?) font obstacle aux visiteurs potentiels.
Or c’est tout le récit
qui, par un incessant chassé-croisé de lignes, de plans, de décors
mêlés, d’oppositions construites, parvient à isoler, dans cette scène de
la contre-nature (« Monsieur, dit aussitôt l’amiral, en
s’adressant à moi, j’ai ici, dans ce rapport, la preuve irréfutable que
vous êtes un pédéraste ») les éléments réellement anti-naturels.
Le refus de la terre indochinoise (« Dans ce haut lieu du pouvoir,
aucune concession n’était faite à l’exotisme »), le renfermement sur des
valeurs historiquement datées et que résume, en une formule sinistre,
l’adoration de la croix (« je me dois de vous punir pour le respect de
ce Dieu auquel je crois »), disent assez l’échec d’un système qui, pour
refuser les lois les plus élémentaires de la vie, est inexorablement
voué à l’effondrement. L’armée, puisqu’il s’agit d’elle, ne peut plus
être que « cette force faite de silence par où se révèle l’intime
perfection qui est l’essence de son être : la destruction et la mort ».
Rien d’étonnant dès lors
que les termes qui avaient servi à décrire le mur face à la mer, à
l’époque nazie, disent à nouveau l’univers concentrationnaire de la base
aéronavale du Donaï : « A cet endroit, le plan d’eau était suffisamment
large pour servir d’aire d’amerrissage. Elle formait un assez vaste
périmètre entouré de barbelés et de chevaux de frise. Des tours de guet
et des miradors se dressaient tout autour, où des factionnaires
prenaient la garde à la tombée de la nuit. » Le retour des chevaux de
frise va de pair avec l’enserrement, cette fois-ci abouti, d’une
« surface » enfin contrôlée, proprement domestiquée. Il reste bien un
horizon dans ce paysage d’infortune, mais ce n’est plus l’horizon
libérateur de la mer : « A l’arrière se trouvait un espace désertique,
un no man’s land brûlé par le soleil. »
Le narrateur s’interroge
un court moment sur l’existence possible d’une « géographie du
destin » : « tout cela aurait-il pu être mien ailleurs, en d’autres
lieux, par d’autres causes ? » C’est bien en termes géographiques –
géopoétiques, serait-on tenté d’écrire, n’eût été la peur de la page
blanche
-
qu’Yves Kerruel choisit en tout cas de condenser, pour mieux les offrir,
les éléments du drame qui fut le sien. Face à toutes ces parois lisses,
à ces désolantes rectitudes, à ces hauteurs mensongères, une seule
solution : faire le mur.
François
JACOB
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