«
ή ψυχή τά όντα πώς έστί »
Aristote
I
Il n’y a jamais
beaucoup de distance qui nous sépare d’un ami disparu. La mort a beau
essayer. Elle est à peine un seuil, un voile qui ne cache pas
grand-chose. Le temps et son inexorable écoulement ne parviennent à
défaire le souvenir. L’opération « saccage » tourne court. Notre vie,
parfois même, au détour, nous rappelle notre ami perdu. Et nous
restons hantés, non pas désolés, mais désorientés par sa disparition.
Il n’y a pas si longtemps pourtant. Quelques années à peine. À peine
une décennie que nous habitons le monde sans lui. Nous l’avons quitté
sur quelques mots. Et nous n’avons jamais reparlé de ça entre nous.
Mais lorsque, parfois, nous nous revoyons, et qu’il arrive que notre
ami apparaisse, dans la conversation, sournoisement au détour, il y a
toujours un brouillard entre les uns et les autres, comme si la
tristesse qu’il inspirait à chacun, ne pouvait être vraiment révélée,
vainement inspirée par une gêne malheureuse. Chez nous, pour des
raisons qui restent tout de même curieuses, nous y pensons
discrètement, accueillant ce petit rien d’encore vivant, dans une
foule de souvenirs et de fantômes.
Les années nous ont
amenés à nous séparer. Tous. Ce sont les aléas de l’existence qui y
ont beaucoup contribué. Des aléas qui pouvaient être, en ce qui
concernait quelques-uns, imaginés bien à l’avance. Des concours de la
fonction publique. Une bonne petite agrégation, ou une hâtive
certification. Les dommages du temps ont eu raison de notre petit
groupe d’amis. Et il nous arrive aujourd’hui de nous voir ou de nous
appeler de moins en moins souvent. Toutefois, on se rend compte, avec
les années passant, que ce cercle, si soudé pourtant, si bien nourri
de notre appétit pour les livres, ne se formait qu’autour d’une seule
raison d’être ensemble : l’étude de la philosophie.
Du reste, notre ami
s’est glissé au sein de cette jeunesse bouillonnante, dans un
brouillard feutré. Teinté de discrétion. Au départ, nous ne le
connaissions que de vue. Un vieil homme à sa table de travail. Dans
les rangées silencieuses de la bibliothèque de l’université. Au hasard,
à n’importe quelle heure de la journée, il écrivait. S’acharnait sur
des feuilles de papier qu’il glissait dans une pochette en cuir marron.
Dans quelques-uns de nos cours, aux premiers rangs, ne prenant aucune
note, assistant aux leçons de quelques professeurs, écoutant sagement
leurs paroles nous raconter Platon, Heidegger, Spinoza. La philosophie,
dans ses moments perdus, et ce dernier parcours de vie, a été un temps
exceptionnel qu’il mettait à profit. Mais qui était-il ?
Oui !
Qui était le vieil homme ?
C’était une question qui nous rendait curieux. On l’appelait, dans la
fougue de nos ambitions littéraires, « l’écrivain ». On l’imaginait
écrire un livre. On lui prêtait une œuvre. Une pensée. Mais jamais
nous n’aurions osé approcher l’homme. Assis, souvent, à la première
table de la bibliothèque, à notre droite en entrant, un stylo bille à
la main, griffonnant la page blanche, avec un air studieux, et
terriblement concentré, je le trouvais fascinant. Nous étions à la
fois intrigués et amusés. Mais nous jouions à ne pas l’être. Je
l’imagine aujourd’hui, feignant l’application et la réflexion, mais
nous regardant passer, du coin de l’œil, espiègle et réjoui.
Il s’est approché la
première fois, dans une salle de cours, pour nous dire un mot. Quelque
chose dont je ne saurais me souvenir. Puis le professeur, célèbre
pour une œuvre foisonnante sur la singularité du réel, arriva. En
s’éclipsant rapidement, il nous fit, paraphrasant une de nos
réflexions habituelles, voilà le maître. Alors chacun regagna sa
place. Sagement.
II
L’ami allait nous
suivre quatre ans. Être à nos côtés. De manière très sporadique. Une
sorte de présence-absence bien mystérieuse. Il est mort au début de
l’été. En 1998. À Miami. Un hors-bord l’ayant percuté durant une
baignade en mer, il ne réchappa pas à ses nombreuses fractures, et
notre professeur de phénoménologie qui nous rapporta la nouvelle, à la
rentrée universitaire suivante, expliqua, dans un souffle discret, que
notre vieil ami avait succombé, après de longues heures de souffrance,
à ses terribles blessures. Je l’avais bien évidemment su avant, mais
n’avais pu assister à la cérémonie au crématorium. L’ombre de ce vieil
ami plane encore aujourd’hui au-dessus de certains moments de ma vie,
comme s’il s’était créé, au fil des années, un lien avec ce passé
englouti, une relation qui, malgré le silence radio assourdissant, au
lendemain même de sa disparition, n’avait pas accepté le destin
tragique que la mort avait voulu, bien injustement, lui infliger. Je
repense à son visage, certes creusé, ravagé par les années, mais
toujours frais, vivifié. Il se vantait d’avoir su, à grand renfort de
vitamines et autres substituts, conserver une part de jeunesse – était-ce
cette coriace juvénilité qu’on lui connaissait ou une authentique
jeunesse conservée ? –
que ses vieux amis d’enfance lui enviaient. Parmi eux, le grand
spécialiste de la Grèce antique, à peine quelques mois plus tôt, alité
à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce, dont il me rapporta les propos,
pas peu fier, lui confiant qu’il faisait dix ans de moins au minimum.
Cette apparence de vieux beau, il la cultivait par une certaine
désobligeance, des airs prétendument placides, et une forme de
rancœur aussi, sournoise, sinistre même par moments, qui, malgré ses
efforts répétés, s’interjetait là, dans nos conversations, ou à
quelques moments, par la plus grande des surprises.
Mais derrière
l’apparente bonhomie, la fraîcheur conservée, la candeur adolescente,
le vieil ami avait quelque chose à cacher. Vous ne le réalisiez pas
immédiatement. Les révélations n’étaient pas tout de suite à l’ordre
du jour. D’ailleurs, de révélations – ou de confidences, appelez ça
comme vous voulez ! –
il n’y en eut guère. Enfin !
Bon !
On savait que notre ami avait écrit un pamphlet en 1984 qui lui avait
coûté cher auprès des « cadors » de l’édition française. Il nous le
raconta assez vite. Il avait d’abord été accepté par un directeur de
collection très réputé – suite à une « ruse de sioux » des plus
cocasses –avant de voir ce dernier, suite à de fortes pressions,
revenir sur sa décision. Aussi, devant la fureur de l’édition
française, il avait été obligé d’expatrier son manuscrit à Lausanne. À
l’entendre, on sentait que cette publication avait été une épreuve.
Mais on ne savait pas très bien pourquoi. Il ne nous avait pas tout de
suite révélé le sujet de son livre. La teneur de ce pamphlet qu’il
conservait par-devers lui, resta secrète pendant bien une année. Et
jamais personne n’eut le loisir de le lire. Le stock était épuisé chez
l’éditeur. Et notre ami de prétexter que son unique exemplaire
d’auteur était resté dans sa maison du nord de la France. Oui !
De cette histoire d’une belle édition manquée dans une maison
prestigieuse, nous n’étions pas ignorants. Il la racontait à qui
voulait l’entendre, allant même, non sans une visible fierté, jusqu’à
réciter, de mémoire – il avait dû la lire un bon millier de fois, dans
sa solitude et sa nuit, une fois de plus le système avait été plus
fort que lui ! –,
la longue lettre d’éloges éblouissants que le directeur de collection lui
avait adressée après avoir subi des pressions pour qu’il abandonne la
publication. Mais motus sur les tenants et les aboutissants. Il nous
avait fallu attendre l’année suivante.
III
Chemin faisant,
notre amitié se mit à bien se porter. Durant l’été 1997 au mois de
juillet précisément, avant de rejoindre sa Bretagne, il m’avait confié
une partie du manuscrit de son livre en cours. Je venais de me
procurer une machine à écrire électronique pour rédiger mon mémoire de
maîtrise sur l’idée de néant chez Bergson, et ce fut l’occasion rêvée
pour lui, écrivant d’une belle plume sur des feuilles blanches
volantes, de mettre un peu au propre, les quelques chapitres qui
n’avaient pas encore été tapées par les bons soins d’une secrétaire
qu’il payait pour ce travail, d’ordinaire.
Cela commençait à
faire. Il disposait d’environ un millier de pages déjà. L’année
précédente, en juillet 1996, nous nous étions vus à
Villefranche-sur-Mer pour assister à un concerto en plein air, et il
m’avait mis discrètement dans la confidence. Le livre qu’il rédigeait,
depuis déjà deux ou trois ans, portait sur Descartes. Il tirait à « boulets
rouges » – pour reprendre son expression – sur le cartésianisme qu’il
abhorrait.
À l’époque, je
logeais dans une petite pièce kitchenette de quinze mètres carrés.
C’était ma chambre d’étudiant – où je fis les plus belles rencontres
intellectuelles de ma jeunesse en formation. J’y revins, je me
souviens encore, avec un énorme dossier sous le bras. C’était le
trésor de guerre de mon vieil ami. Il m’avait attaché toute sa
confiance. Et j’emportais avec moi, quelque cent pages à
dactylographier sur ma machine à écrire. L’été était déjà chaud et,
armé d’un petit ventilateur qui me suivait fidèlement depuis 1985, je
me mis rapidement à l’ouvrage. C’était un capharnaüm de phrases, et de
paragraphes qui, dans ce maelström inique, ne me rendirent rien de la
cohérence de l’ouvrage final à venir.
Je n’aurais su dire
également quel chapitre j’avais pour devoir de mettre au propre. Je le
fis consciencieusement, et presque innocemment, bombardé de réflexions
– qu’avec le recul, je trouve aujourd’hui d’une grande justesse ! –
sévères, cyniques, accusatrices, sans concession. Ça n’était pas
seulement le procès d’un philosophe, ou d’un homme. Non !
Le procès d’un homme eut bien lieu, quelque quarante ans plutôt, mais
ce fut plutôt le procès de mon vieil ami ;
je ne le savais encore guère à cet instant-là, mais le procès d’une
époque, d’un système institutionnel, et surtout d’un mode de pensée.
Celui de l’esprit cartésien de la France. Celui de ce pays au drapeau
tricolore représenté par la figure de la rationalité cartésienne.
Celui du national-cartésianisme.
Longeant les ruelles
du vieux Villefranche-sur-Mer, et marchant sur les pas de Cocteau,
tout en respirant encore le passage des sulfureux et diaboliques
Rolling Stones qui y amenèrent la cocaïne, nous nous pénétrions de ce
passé ombrageux, mêlé d’art et de révolte. Pendant ce temps, mon ami
m’expliquait en quelques mots l’objet de son « hénaurme » ouvrage. Il
voulait qu’on fusille cette philosophie devenue, depuis trois siècles,
l’alibi de la bonne pensée bourgeoise, sévissant à droite comme à
gauche, qu’on soit catholique ou athée, nationaliste ou républicain.
Bien sûr, jeune encore fraîchement sorti de la faculté de philosophie,
j’avais reçu un enseignement sur Descartes par une jeune professeure
agrégée qui n’allait pas tarder à devenir ma directrice de recherche.
Aussi, cherchais-je à discuter de cet état de fait. Mais il ne voulait
rien entendre, disant pis que pendre de la « dégueulasserie » qui se
targuait de sa liberté de penser et d’expression qu’était la pensée
unique française, mais qui ne rechignait pas moins à s’enfermer dans
un mythe qu’il considérait, lui, comme véritablement décadent. Le
vieil homme, d’ordinaire si joueur, joyeux, perdait soudainement son
humour. Il tenait mordicus à retirer ses lettres de noblesse à
l’inventeur du cogito, cet archange de la liberté de conscience. Il
était bien décidé à combattre jusqu’à l’épuisement celui qui avait
permis à l’autorité de la raison de terrasser la foi. Celui qui ferait
cette fois-ci table rase, ce serait lui, et son immense ouvrage,
c’était décidé ainsi, deviendrait le mausolée auréolé de l’inventeur
génial du « doute méthodique ».
IV
Au puzzle, quelques
pièces essentielles manquaient. La rage de notre vieil ami ne put me
laisser indifférent. Nous étions rentrés en taxi. Et me laissant en
bas de mon immeuble de la vieille ville, je le regardais partir, avec
sa mine parfois triste. Vae victis !
L’ombre de Descartes
planait sur sa vie depuis déjà bien longtemps. Je ne savais seulement
pas pourquoi.
Notre ami habitait
un beau deux-pièces dans un quartier résidentiel qui se trouvait sur
une colline au-dessus de la faculté. Nous y avions été invité un
mercredi après-midi de mai 1996. Je lui avais laissé un manuscrit
fraîchement écrit par mes soins et, m’ayant fait l’honneur de le lire
et l’annoter de commentaires, il m’en parla durant notre visite. Son
appartement, soigné et propre, était par ailleurs une caverne d’Ali
Baba pour tout littéraire qui se respectait encore. Plusieurs livres
dans lequel on pouvait y trouver coincé un marque page – laissant
penser que leur propriétaire dévorait plusieurs ouvrages en même temps ! –
traînaient sur la table de travail, et l’ami pouvait vous sortir, sans
crier gare, une vieille édition de Nietzsche, Spinoza, ou Rimbaud d’un
endroit insolite, devant vos yeux ébahis.
Il ne sut résister
au plaisir de nous montrer un exemplaire de son roman paru à Lausanne
en 1989, et nous reparla de son livre en cours. Nous le pressions de
questions. De quoi s’agissait-il ?
Pourquoi Descartes ?
Où comptait-il le publier ?
Il avait l’art et la
manière d’éviter les questions à la fois trop délicates et auxquelles
il n’avait pas encore de réponse. Il ne réfléchissait pas encore à
l’éditeur. Ça n’était pas sa préoccupation principale. Ce qu’il lui
fallait atteindre, dans le présent, c’était d’achever cet ouvrage qui
lui coûtait sang et sueur. Notre ami avait soixante-huit ans. Il
n’était plus si jeune. La vigueur d’antan, l’énergie vitale qui
l’avaient tenu debout dans les épreuves, les tempêtes, et les
désillusions, le quittaient peu à peu, et tapis dans l’ombre, la
fatigue, la rancœur, et un vent de désespoir le guettaient malgré son
refus obstiné de leur laisser la moindre place dans sa nouvelle vie de
jeune retraité. Demeurant combatif, il était conscient que cet immense
essai serait pour sûr, l’œuvre de sa vie. L’œuvre ultime. La pierre
d’achoppement qui, soudain, lui révélerait, comme au monde entier, le
sens de certaines étapes décisives, et douloureuses, de son ancienne
vie.
Comme à notre
habitude, nous causions avec lui de manière enthousiaste et
désordonnée. Il pouvait lui arriver de s’énerver un peu. Et oui !
Nous étions encore jeunes. Innocents. Le monde dans lequel nous avions
été jetés, voilà une bonne vingtaine d’années à peine, nous semblait à
conquérir, et, sans l’ombre d’un doute, nous nous attachions à cette
tâche qui ne nous effrayait pas un seul instant. Tant d’arrogances ne
pouvaient le laisser indifférent. Certes, il avait également connu ces
moments de grâces, de bonheur et d’ambition. En 1942, à quatorze ans,
il avait sauvé des griffes de la Gestapo son vieil ami, devenu
spécialiste incontesté de la Grèce antique, et quelques années plus
tard, dans la vingtaine, ce dernier avait tenté de le convaincre de le
suivre à Normal Sup’. Tentative vaine. Notre ami avait suivi le chemin
des études de droit, avant de passer non sans un gratifiant succès, un
prestigieux concours de la fonction publique : commissaire de marine.
Oui !
Il avait été une rafale – mais ne l’était-il pas encore, à sa manière ?
Il avait été grand voyageur. Il avait été en bonne santé. Il avait été
un conquérant doué de grandes réussites. Certains de ses amis le
citaient dans leurs mémoires. Et il en tirait une fierté exemplaire.
Mais aujourd’hui, il ne voyageait plus autant. Il n’était plus en si
bonne santé. Et sa vie s’était bien rétrécie. Il connaissait le prix
« réel » de la réussite. Les croche-pattes, les vilenies, les
trahisons des pleutres, l’humiliation des lendemains de « lâchage »
complet. Certains mots jaillissaient ainsi, comme cela, sans crier
gare, au détour d’une conversation trop enjouée, où ces jeunes, dont
l’existence n’avait pas encore été couverte par ce petit soir de
rancœurs qui s’augmentaient au fur et à mesure que nous parlions,
s’emportaient naïvement sans se préoccuper de ce que lui, le vieil
homme silencieux sur son passé, portait dans le sang et la sueur, au
fin fond de son cœur.
Vers dix-neuf heures,
nous repartions en voiture, après de longues et chaudes discussions
philosophiques. Nous avions soudain appris, qu’en 1984, son pamphlet
visait cet ami sauvé de la mort que lui préparaient les nazis, au nom
d’un crime commis à sa naissance, le fait d’appartenir à une race
qu’ils avaient déclarée « interdite ».
V
Cela faisait presque
quatre ans que nous connaissions maintenant le vieil homme. Nous
étions souvent attablés au café Flore qui faisait face à la faculté
des lettres. Nous y causions de philosophie, de littérature, et de la
vie. Nous pouvions bien voir que notre ami avait un lourd poids sur le
cœur. Que ce poids était probablement, mais il ne lâchait jamais le
morceau, Descartes lui-même. Souvent, la rédaction de cet immense
travail revenait dans les conversations. J’en connaissais une petite
part, ayant mis au propre une centaine de pages. Il faisait quelques
confidences au détour. C’était l’heure des mises au point. Combien de
temps lui restait-il à vivre ?
Il devait régler quelques comptes avec le cartésianisme de
quelques-uns, détenteurs de la « bien-pensance », organisant le mal
sur l’échiquier de l’existence plus qu’ils ne préservaient le bien.
Gloria victis !
C’est vrai, je le
concède, il était loin de faire l’unanimité autour de nous. Même chez
les vieux professeurs de l’université, qui y dispensaient désormais
leurs cours plus par lassitude que par intérêt, notre ami se faisait
parfois recevoir vertement. Son côté quelque peu exubérant. Son esprit
farceur. Sa tendance à tout rapporter à lui. Son aigreur parfois. Mais
surtout, quelques bruits courant à son propos, et nous disant qu’il
était secrètement « homosexuel ». Fallait-il en rire ?
Il avait un amour irraisonné pour la provocation. Ce que beaucoup,
tenus à un irréversible premier degré, ne pouvaient comprendre. Il
aimait parler de « zizis », de parties de jambes en l’air. Considérait,
en vous faisant quelques jeux de coudes, que le jeune premier qui
jouait dans un grand film hollywoodien aux relents de mauvais Roméo et
Juliette, donnait envie « d’être pédé ». Etait-ce donc cela la source
de la rumeur ?
Je reçus
l’information sans même sourciller, tant l’homosexualité était à mes
yeux, une sexualité ordinaire. Mais n’avait-elle pas traîné Oscar
Wilde en prison ?
Ne fut-elle pas la pire adversaire du pouvoir durant plusieurs siècles
d’obscurantisme ?
N’était-elle pas à condamner au même titre que l’hérésie, l’athéisme
ou pis, la pédophilie ?
Je me le demandais en effet, me disant, soudain, que ma vision du
problème était décidément trop prosaïque.
Mais jamais notre
vieil ami ne souhaitait que l’on pensât qu’il pût être homosexuel.
Aussi fut-il pris d’une rage dévastatrice, un jour qu’un autre
auditeur libre de la faculté de philosophie vint lui rapporter que
nous avions dit, à mots couverts, qu’il nous invitait prestement à
partir en voyage avec lui, pour nous « explorer ». Les jaloux sont
d’une telle imbécillité qu’il serait inutile ici d’en rajouter. Mais
la vexation que cela avait infligé à notre ami, et probablement le
souvenir douloureux des humiliations à cause de sa sexualité jadis,
il vint nous voir pour recevoir ce qu’il exigeait comme le minimum
d’explication. Nous lui en donnâmes. Et personne autour de nous n’osa
en rajouter.
Non !
Bien sûr !
Personne n’avait, à ma connaissance, dit de telles bêtises sur sa
pomme. Mais la nature de sa sexualité commençait tout de même à
intriguer.
VI
En janvier 1998, il
posa sur la table de travail où je m’évertuais à comprendre Henri
Bergson, un énorme manuscrit de presque mille pages. C’était son
Descartes. Dans son autre main, la lettre d’un éditeur qui l’acceptait.
Comment décrire
l’immense fierté qui l’inondait, doublée d’un sentiment de soulagement
souhaité depuis si longtemps ?
Il sautillait presque comme un enfant. Quel hommage !
Oui !
Quelle consécration faite à son livre. Mais surtout à lui. Et ce passé
qui, depuis presque quatre décennies, ne passait pas.
C’est après avoir
longtemps discuté des voyages de Le Clézio que notre ami a débrouillé
l’écheveau des informations embrouillées de sa vie antérieure. Il
avait pris sa retraite de professeur de l’université de Haute-Bretagne
en 1991. Mais autrefois, il avait été commissaire de marine. C’était
une autre époque. Un autre temps. Nous ne pouvions pas vraiment
comprendre aujourd’hui. Il ne voulut pas nous dire comment il avait eu
le concours, mais avait usé d’une technique ingénieuse, pour passer
brillamment toutes les épreuves. À vingt-six ans, il était couronné
d’une belle réussite, et fut affecté en Indochine. Ç’aurait dû être
l’histoire d’une belle carrière. Mais cette première affectation
allait subir quelques turbulences dramatiques qu’il nous racontait à
présent, non sans un nœud dans la gorge. Cette réussite digne du bon
garçon, brillant et curieux, avide de croquer la vie, et de conquérir
le monde, à l’instar des jeunes adultes de son âge, à chaque
génération, allait devenir, soudain, un destin.
Il nous raconta son
histoire. Aussi, avait-il bien réfléchi depuis toutes ces années à la
façon dont il déguiserait la vérité. Impossible pour lui de faire
autrement. Certes, ce déguisement serait, une fois de plus, une
douleur, une atroce torture qu’il s’infligerait presque mécaniquement.
Mais c’était ainsi. Oui !
Avec le recul, je sais à présent, qu’il s’agit de démêler le faux du
vrai (chez tout le monde !).
La verità schietta !
Il avait depuis si
longtemps vécu comme Diogène dans son tonneau, un bras d’honneur lancé
à la face du monde entier, mépris fait à l’hypocrisie sociale que tout
un chacun entretient avec complaisance. Cette docilité exemplaire des
panurgiens, si elle pouvait seulement servir à quelque chose.
Impuissant, mais sans repentir. Il vivait blessé. De ces blessures que
les hommes n’aiment pas voir. La blessure d’un ego. Mais aussi la
blessure d’un homme que l’on avait rejeté pour être bien sûrement mal
né. La blessure d’avoir été surtout lâché par tout le monde au moment
où il aurait aimé ressentir un peu de fraternité. Le baiser de Judas
de son ami d’enfance, qu’il sauva autrefois des griffes des nazis, et
qui le regarda, sans même lever un doigt, massacré par
l’administration française. Ami à qui il adressa cet essai « ignoble »
qu’il écrivit par la suite, et qu’il regretta. Parfois, les blessures
infligées sont si douloureuses. « Tous ne sont que des hommes » disait
Simenon. Bref dans ses mots. Et peu de pathos quand il s’agit
d’évoquer cette injustice du monde. Il raconte l’histoire d’une
révélation qu’il aurait faite à propos du traitement que réservait
l’administration française dans ses colonies aux colonisés. On le lui
aurait pourtant déconseillé, dit-il. Obstiné. Il dit avoir continué.
Jeté aux fers pour « faute très grave portée contre la morale » en
1955. À vingt-sept ans, notre ami devint un taulard !
VII
Il y a des
intuitions que vous portez en vous, des choses que vous sentez. Je
n’oublierai jamais cet après-midi de l’an passé, me promenant dans
Paris, non loin du Collège de France et, entrant dans la librairie de
son dernier éditeur, cherchant dans les rayonnages son Descartes, me
voir m’emparer d’un des volumes. D’abord, c’est le trouble. L’émotion
devant l’objet, le palper, dans ma main. Depuis 1998, l’année de sa
mort, et les aléas de la vie qui avaient, tant bien que mal, tenté de
m’écarter de lui, je n’avais plus repensé à ce livre, que son éditeur,
enthousiaste, avait décidé de décliner en quatre volumineux tomes. À
l’intérieur du premier, je pouvais y trouver, rédigée par un tiers, la
notice biographique de notre ami, aujourd’hui disparu. Il y faisait
mention de son arrestation en Indochine ;
des années de souffrances qui s’ensuivirent. Mais cette fois-ci, les
raisons évoquées ne faisaient plus aucun mystère sur la réalité vécue
par notre ami jusque dans sa chair, emportant avec lui, dans sa tombe,
l’infamie que ce Descartes avait en partie réparée.
Notre ami avait, en
1963 – presque dix ans plus tard ! –
démissionné de la marine, suite à un soupçon d’homosexualité qui avait
été porté sur lui. Abandonner son poste de commissaire de marine,
vilipendé, humilié, jeté aux fers au nom de Descartes. L’homme eut la
chance de n’être pas sorti de cette épreuve plus ravagé. Une épreuve
digne d’une tragédie antique. Descartes devenant, soudain, le drame de
sa vie.
Du plus loin que je
me souvienne, je ne me rappelle pas avoir entendu notre ami parler de
son homosexualité. Il ne l’avait pas niée. Il ne l’avait pas
explicitement cachée. Non !
Il ne nous en avait simplement jamais touché mot. Comme une verrue que
l’on tente de discrètement dissimuler sur son visage. Il avait appris,
avec le temps, l’art du mentir vrai. Il lui arrivait pourtant de nous
parler de la sexualité, évoquant la fessée de Rousseau, qu’il avait
parodiée dans son roman ;
une fois, se laissant aller à des confidences, en ma seule présence, à
propos de la pratique de la masturbation, dont il ne pouvait
manifestement pas se passer. Certains avaient également noté qu’il
n’adressait jamais la parole à la moindre fille. À soixante-dix ans,
il avait publié – posthume – son Descartes, puisque la mort l’avait
fauché peu de temps avant, et avait rendu, coup pour coup, ce que la
société lui avait infligé au nom de la bonne conscience de la raison.
Est-ce que l’amour
ou l’amitié résistent à l’infamie ?
Ce fut véritablement un homme seul que nous rencontrâmes dans le cours
de nos études de philosophie. La défaite l’avait terrassé. Mais il
n’avait rien d’un agonisant. Sa jovialité, sa curiosité pour ce qui
lui restait encore à conquérir de la vie demeuraient intactes. La
veille de son départ pour les Bahamas, où il trouva la mort, nous
avions ensemble abordé ce qu’il y avait de surfait, à nos yeux, dans
l’œuvre de Le Clézio ;
de son île où il envisageait d’acheter un logement pour s’y retirer
enfin, vengé ;
de ses Mémoires d’en face qu’il envisageait d’y écrire. La
mystification, en mon esprit, n’avait pas complètement opérée. Je
savais qu’il me cachait quelque chose. Mais ça n’avait pas
d’importance. Je ne m’étais pas rendu complice de ce destin qui
l’avait poursuivi sa vie entière, comme s’il ne pouvait un jour
s’apaiser, d’avoir été, tel que la nature l’avait voulu. Nous sommes
tous mortels. Et le rideau allait bientôt se déchirer. Dans sa
solitude ordinaire, il portait en lui le monde, le bonheur d’être, et
il ne donna à personne, le droit de le lui enlever.
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* Marc Alpozzo a publié
deux premiers romans aux éditions CY. Travaillant autour de la
thématique du double, il prépare actuellement un travail de
recherche sur la phénoménologie de l’angoisse. Depuis 2001,
il enseigne la philosophie au lycée, à Nice. Il est également très
engagé dans les nouvelles technologies liées à Internet et aux
réseaux mondiaux de communication. Et il a publié de nombreux
articles dans plusieurs revues.