Dans ses
Propos actuels sur l’éducation
(Gauthiers-Villars, 1971, p. 80-3), Jacques Ardoino
s’inspirait du travail que Gérald Hervé avait présenté aux membres
de l’ANDHSA (Association
nationale pour
le développement des sciences humaines appliquées). Il menait alors,
écrit l’auteur, «une recherche
plus générale sur l’approche structuraliste, sémantique et
dialectique des mythes et des modèles». Ce travail est demeuré
inédit.
L’Essai
d’approche sémantique d’un modèle psychologique : l’œdipe
forme un texte dactylographié de 27 pages, contient trois schémas
manuscrits de l’auteur, une bibliographie, et est daté de 1971. On
lit aussi qu’il s’agit d’une « communication au groupe français de
socio-psychologie de l’ANDSHA ».
Gérald Hervé s’était installé à Paris après son expulsion de l’armée
pour homosexualité en mai 1955, alors qu’il exerçait les fonctions
de commissaire de marine dans la base aéronavale de Cat Laï, non
loin de Saïgon (voir dans ce numéro l’article
« Fin d’empire et mac-carthysme sexuel :
Des Pavois et des fers
(1971) »).
Depuis
1956, il travaillait au CAPA (Comité d’action pour la productivité
dans l’assurance)à Paris.
L’année 1971 est une date charnière dans sa vie, ou pour mieux dire,
une année de rupture. Mai 68 l’avait profondément marqué. En 1969,
il achève la récriture de son témoignage du drame d’Indochine,
Des
Pavois et des fers,
que Christian Bourgois édite deux ans plus tard chez Julliard. Et
cette même année Gérald Hervé quitte définitivement Paris, son
emploi, part s’installer en Bretagne, où il restera près de
vingt-cinq ans. Il enseignera les sciences économiques à l’IUT de
Lannion (Côtes-d’Armor) et soutiendra en octobre 1977 une thèse,
inédite, sur «l’enrichissement des tâches en gestion administrative
et les groupes autonomes de travail» (Université de Rennes, Faculté
des Sciences Économiques et d’Économie Appliquée à la Gestion).
Aucun des travaux non littéraires et non philosophiques de Gérald
Hervé n’a été publié :
Psychologie et sociologie d’entreprise. Essai de critique
idéologique,
1963 ;
Autorité
et politique,
1965.
La recherche à laquelle Jacques Ardoino fait allusion n’a sans doute
pas été poursuivie. Ou plutôt, Gérald Hervé, changeant totalement de
milieu, de profession, réoriente sa vie dans un sens authentiquement
littéraire et personnel. Lorsqu’il publie son premier livre,
Des Pavois
et des fers,
il est âgé de quarante-trois ans et il a déjà beaucoup écrit (voir
notamment sa pièce
Florence
ou la ville aimée deux fois
et l’essai
Orphée
interdit,
publiés en 2003 aux éditions Talus d’approche). Ami d’André Baudry
et membre de longue date d’Arcadie (voir dans ce numéro
l’entrevue
avec l’historien britannique Julian T. Jackson), il avait accompagné
la sortie de ce livre en y prononçant, en mai, une conférence sur
l’homosexualité dans la marine. Par cette rupture, la prise de
parole et le baptême éditorial, Gérald Hervé fait un pas décisif
dans le monde du grand œuvre, ce roman qu’il rumine depuis
l’adolescence,
les
Hérésies imaginaires.
Naturellement, on ne lira pas l’essai de 1971 comme un prolégomène à
la création romanesque. On y découvrira sa maîtrise parfaite des
grands courants contemporains, freudisme, marxisme, structuralisme.
Et au-delà de la formation intellectuelle de celui qui n’a aucune
raison de regretter de n’avoir pas choisi la carrière académique,
perce sous ce travail austère, synthétique, l’homme tourmenté par
l’aliénation. Ici, il n’intervient pas au nom de la cause qui marque
sa création littéraire et philosophique, l’homosexualité. Mais c’est
bien sa pensée qui se construit aussi à travers ces pages. Toute la
réflexion amorcée dans les années cinquante à travers la
psychanalyse, l’ethnologie, l’anthropologie, mais aussi, bien sûr,
l’histoire et, pour résumer, tout le champ des sciences humaines,
aboutira à l’extraordinaire floraison d’œuvres de fiction et de
réflexion pendant les vingt et une années qui lui restent à vivre,
de l’opus major des
Hérésies
imaginaires
commencé en 1977, au testament philosophique de
la Nuit
des Olympica.
Hervé Baudry
***
ESSAI
D’APPROCHE SÉMANTIQUE D’UN MODÈLE PSYCHOLOGIQUE : L’ŒDIPE
1−Introduction
La
présente étude est une tentative pour dégager quelques-unes des
nouvelles perspectives d’analyse que peut ouvrir l’approche
sémantique d’un modèle psychologique. Le modèle ici retenu est
l’œdipe. Par là même une telle approche se révélera être doublement
significative, d’une part à cause de la diversité des théories
(biologiques et psychologiques) qui ont créé une certaine confusion
dans la littérature psychanalytique sur ce sujet, d’autre part par
la réponse que les résultats d’une telle approche sont susceptibles
d’apporter aux contestations ethnologiques touchant à l’universalité
de l’œdipe (chez Malinowski, Sprott et Kardiner notamment).
Une
analyse sémantique de ce problème en place les termes au niveau de
développement où se situe la pensée structuraliste contemporaine
dont les applications se sont révélées si fécondes en de nombreux
domaines.
La
question n’est plus dès lors celle de la contestation de l’existence
de l’œdipe, de sa réalité même en tant que complexe (ce à quoi ont
abouti les confusions d’écoles), ni celle de son universalité.
L’approche sémantique du modèle œdipien nous montrera justement
qu’au-delà de cette prétendue (ou contestée) universalité
anthropologique, nous retrouverons une universalité et généralité de
l’œdipe sur un plan d’intelligibilité dialectique plus large.
Il ne
s’agit plus tant de rechercher l’unité de l’œdipe en tant que
symbole que de découvrir le processus de symbolisation propre à
toute société, à tout système culturel, à tout individu inclus dans
ce système. Et, en ce sens, comme le note Lévi-Strauss, Freud
lui-même est bien effectivement partie intégrante du mythe d’œdipe
dans notre culture.
Mais
l’étude de l’œdipe, à travers une perspective sémantique, présente
encore d’autres sources d’intérêt. L’œdipe exprime en effet la
déclinaison de l’autre et cela particulièrement dans nos
civilisations d’essence patriarcale où il constitue l’apprentissage
de « l’entrée dans la vie ».
Le
conflit œdipien entre la tendance narcissique à la conservation de
l’amour de soi et la crainte de perdre l’estime de l’autre, dont la
résolution positive ouvre l’accès au principe de réalité, est au
cœur de toute « socialité » et partant de toute situation de
dépendance.
Par là
même, toute analyse de l’œdipe touche au thème fondamental de
l’autorité. « Il semble bien qu’il faille adjoindre à l’élévation
monarchique la notion œdipienne de Dieu Père, de Dieu Grand-mâle. »
Cette
primauté patriarcale a été particulièrement mise en lumière dans les
travaux de Dumézil sur les représentations indo-européennes de la
souveraineté
. Mais il est intéressant de noter
que, même dans les sociétés qui n’appartiennent pas à ces systèmes
(chez les Trobiandais par exemple)
le mâle procréateur conserve un rôle familial, enfin, d’une façon
plus générale qu’au sein même des sociétés matriarcales et
matrilinéaires, une importance sociale est toujours attribuée aux
substituts avunculaires du père naturel.
D’autre
part, le caractère non universel de la prohibition de l’inceste
(auquel sont attachés le mythe et le complexe) ne permet plus de
contester l’œdipe en tant que tel, lorsqu’on sait, grâce aux apports
de l’analyse structurale de Lévi-Strauss, que l’inceste lui-même, en
tant que mythe, n’est qu’un des nombreux modes symboliques sur
lequel peut être vécue ou « dépassée » la contradiction de toute
relation inter-humaine.
2−Œdipe et
psychologie sociale
Il
importe dès maintenant de souligner l’importance de la dynamique
œdipienne dans la psychologie sociale de l’individu. La plupart des
auteurs s’accordent à reconnaître que « le plan de vie » de
l’individu (Lebensplan) plonge ses racines dans la
constellation parentale quelle que soit par ailleurs l’attitude
théorique que l’on adopte à l’égard de sa réalité et du contenu du
complexe d’œdipe. La façon dont a été résolu le projet œdipien
- ou
si l'on préfère -
la façon dont ont été vécues, dans la situation familiale, les
premières relations d’autorité et de dépendance, informe toute la
vie ultérieure du sujet.
Ainsi
que le dit Sullivan, « le dynamisme du moi a pris naissance dans
l’expérience de l’approbation ou de la désapprobation, de la
récompense ou de la punition. Il a ceci de particulier que sa
fonction s’amplifie à mesure que lui-même s’accroît et que dès le
début sa fonction est corrélative de son développement ».
Les
conduites de l’enfant deviennent ainsi de plus en plus syntaxiques
(ou syntactiques), en résonance avec les conduites des modèles de
son entourage : l’avènement du langage joue aussi un rôle dans la
liaison, au sein de ces conduites, de propositions qui étaient
jusque là indépendantes (parataxiques) sans conjonction, ni de
subordination ni de coordination (puisque, car, et, etc… ). L’enfant
apprend alors à anticiper de plus en plus les réponses ou les
gestes de son entourage dans des situations données. Par là même se
développent chez lui des attitudes, au sens de Doob, c’est-à-dire
« des réponses implicites anticipantes et médiatisantes éveillées
par plusieurs modèles de stimuli et considérées comme ayant une
signification sociale ».
L’enfant
est ce « social polymorphe » soumis à l’imprégnation d’un certain
nombre de valeurs culturelles et éthiques représentées par les
parents et qui lui apparaissent sous forme de règles, de normes. À
ces normes il peut s’opposer (et il s’y oppose en fait dans une
phase de son développement psychologique infantile) et se situer à
leur égard dans une situation de révolte ou de contre-dépendance,
parfois prolongée au-delà de l’enfance jusque dans sa vie adulte.
Mais il peut aussi « accepter » ces mêmes normes valeurs qui,
dépouillées des premiers éléments de contrainte extérieure, de leurs
conditions hypothétiques au sens kantien (si je ne fais pas cela, je
serai puni), deviennent une sorte d’impératif catégorique (il faut
faire cela, je dois faire cela).
On voit
dès lors l’importance que revêt pour l’individu l’autorité du modèle
familial et, au-delà de ce modèle, de tout modèle social. L’homme
est en perpétuelle situation d’autorité/dépendance. C’est cette même
idée que l’on retrouve chez Fromm
dans sa critique de « l’autorité irrationnelle », celle qui ne porte
pas sur une réalisation objective mais joue essentiellement du
pouvoir sur autrui, sur la personne, l’autorité qu’on pourrait
appeler captative (« je sais comment m’y prendre avec les gens »,
etc.).
En fait
« l’autoritaire » trouve toujours en face de lui ceux que Fromm
appelle les « autoritariens », c’est-à-dire ceux qui aiment se
soumettre à l’autorité pour échapper à l’angoisse de l’isolement et
de l’abandon, ceux qui trouvent auprès de l’autorité une sécurité
intime qui les rassure, une sorte de « Leviathan » protecteur.
Même à travers la crainte du blâme ou de la punition qui sont encore
facteurs « d’intégration », du moins de non-rejet, ce
sont des « amoureux de l’autorité ».
« Les
lois et les sanctions de l’autorité extérieure deviennent pour ainsi
dire partie du sujet; et au lieu de se sentir responsable de faits
extérieurs, il se sent responsable de quelque chose d’interne,
c’est-à-dire de [ce qui est devenu] sa propre conscience ».
Nous
sommes toujours là au cœur d’une situation de dépendance
profondément œdipienne et dont une étude de la vie professionnelle
nous fournirait maints exemples. Nous retrouverions cette même
situation dans les relations d’ambivalence non seulement à l’égard
du père, mais aussi du « chef », du « patron » : réactions
d’hostilité ou de contre-dépendance à leur égard, également
attitudes de soumission, recherche de leur protection, de l’amitié
du « patron » ramenant la sécurité (désir d’être bien avec, etc.).
De nombreuses structures d’organisation (entreprises, etc.) dans
leur caractère « paternaliste » sont en fait de véritables
substituts du « maternisme ». Elles concourent, à travers une
régression infantilisante des personnes, au renforcement du lien de
leur dépendance objective (économique, sociale et humaine).
Ainsi se
constitue un conformisme de masse particulièrement typique dans les
sociétés industrielles et de consommation soumises à cette
« autorité anonyme », à cette « autorité » du marché qui, selon
Fromm, domine la société américaine où le caractère « spéculatif »
est particulièrement développé. « Réussir, c’est être estimé, avoir
de la valeur ; échouer, c’est être jugé «sans richesse ». Le
spéculatif essaie d’évaluer habilement le prix de sa personnalité ;
aussi sa personnalité se constitue-t-elle des qualités qu’on lui
demande : ce qui en fait signifie qu’il n’a pas de personnalité ».
Les
individus se situent ainsi au niveau des seules valeurs d’échange
(et d’interchangeabilité), de ce que Rank appelait l’univers du
« rôle »,
Jung celui du « masque »
et Sartre celui de la sérialité, de la fausse réciprocité, de
l’aliénation.
Ainsi se
manifeste, sous des formes perpétuellement voilées et inattendues,
la difficulté de réalisation de ce projet d’indépendance-autonomie
qui est au cœur de l’œdipe. Les termes de ce conflit dépassent la
signification de toute névrose particulière ou, plus exactement,
celle-ci n’est apparue jusqu’ici que comme la forme même de toute
idéologie de l’autorité par le « système d’orientation (Lebensplan)
et de soumission qu’elle implique ».
3−Symbolisation de l'œdipe
Comme
tout complexe dont traite la psychanalyse, l’œdipe est étudié dans
un champ opératoire d’analyse où il se trouve constitué en tant que
tel. Il apparaît alors comme la construction d’un modèle a
posteriori où le langage relate une expérience vécue et la dévoile à
travers l’acte du dépassement que constitue le récit (ou l’aveu
cathartique). « La situation analytique n’est saisie qu’à travers le
processus même de sa production ».
Par là même est focalisée la situation présente de dépendance par
une sorte de rétrospective récurrente de la vie du sujet. S’agit-il
là d’une réalité vécue antérieurement ? Ainsi que l’écrit Lacan :
« Il ne s’agit pas dans l’anamnèse psychanalytique de réalité mais
de vérité ».
À chaque instant le produit de l’analyse est la vérité même du
sujet. Bien entendu, le décalage est possible
- il
est même probable -
entre l'expérience réelle passée, jamais entièrement appréhendée, et
sa connotation symbolique. Mais le complexe est justement le lieu
même de cette opacité, c’est-à-dire de l’indisponibilité de
l’expérience à une totale représentation.
« Le
décentrement du signifiant (rêves, lapsus, etc.) par rapport à ce
qu’il signifie implique qu’une société n’est jamais ce qu’elle dit,
qu’entre l’image qu’elle se fait d’elle-même et ce qu’elle est,
existe un écart irréductible découlant des lois mêmes de toute
symbolisation ».
Ce qui
est vrai de la société, en tant que système de significations, l’est
au même titre pour l’individu. Ainsi chacun, en ce qui concerne
l’œdipe, exprime-t-il le mythe en même temps qu’il le nie, soit
qu’il parvienne à assumer purement et simplement ce qu’il est
convenu d’appeler sa liquidation, soit qu’il exprime sa situation à
l’intérieur du complexe
- et
ceci d'une façon originale -
à travers le jeu de toute une gamme de variables qui sont par
rapport au complexe ce que sont les mythèmes par rapport au mythe
(c’est-à-dire une version).
La
littérature des « cas » traités par la psychanalyse révèle la
difficulté qu’il y a à définir une sémiologie générale et
systématique de l’œdipe. Comme si en ce domaine la névrose
individuelle s’inscrivait au cœur d’une historicité défiant toutes
les lois d’une structuration intelligible.
C’est
alors que le mythe d’œdipe (ou le complexe en tant que mythe)
transcende la diversité d’une universalité clinique sur un plan
élargi d’interprétation sémantique. Le mythe retrouve ainsi cette
« efficacité symbolique » relevée par Lévi-Strauss et « l’usage de
la fonction symbolique se révèle dans ce qu’elle a d’exemplaire :
structuration de contenus hétérogènes, imposition de formes à un
donné qui semble d’abord rebelle à tout ordre, instauration du
langage, c’est-à-dire d’un certain nombre de significations majeures
à travers lesquelles une expérience humaine acquiert valeur et
permanence ».
Mythe et
opération forment alors un couple où se retrouve toujours la dualité
du malade et du médecin...
C'est ainsi que le
médecin (dans la cure psychanalytique) « accomplit les opérations et
le malade produit son mythe » alors que dans la cure shamanistique
« le médecin fournit le mythe et le malade accomplit les opérations ».
Le névrosé est justement cet être « mythique » par lequel s'exprime
et se nie tout à la fois la « métaphore axiomatique » (Bachelard) de
1'œdipe.
4−Problématique d’une relation
Les
schémas ci-contre figurent pour mémoire les éléments bien connus du
complexe d’œdipe envisagé selon l’hypothèse classique d’une
situation de liquidation (figure 1) et de non-liquidation (figure
2).
Les
corrections et modifications apportées à ces schémas seront reprises
ultérieurement, leur analyse dans une optique structurale
constituant l’objet de cette étude.
Considérons la relation
de l’enfant avec chacun de ses parents (P, M) cette relation étant
affectée par une série de transformations:
(p
m) (p -m) (-p m)
|
P |
M |
réciprocité
identité |
+
- |
+
- |
inversion
négation |
- |
+ |
corrélation |
+ |
- |
réciprocité
identité |
+
- |
+
- |
À partir
d’une situation de départ où les deux parents seraient pour l’enfant
dans une situation d’équivalence ou de réciprocité (la relation à
l’un et à l’autre revêtant pour lui autant de « valeur »), la
relation de l’enfant à l’un de ses parents (soit p) peut s’inverser
et devenir négative (-)
par suite de frustration, refus de satisfaction, etc. Les deux
parents ne seront alors plus pour l'enfant dans une situation
d'identité ou d’équivalence ; p sera dans une relation négative, m
dans une relation positive. Mais une transformation nouvelle
susceptible d’affecter la relation à m et de l’inverser à son tour
établit une corrélation dans les relations de l’enfant avec ses
parents (corrélation qui n’est, au sens de la logique
propositionnelle, que la réciprocité de l’inversion).
Ce jeu
de relations tendrait à se constituer en équilibre dans un modèle
dont les termes (p m) auraient un caractère commutatif.
Leur
permutabilité même s’inscrit dans le jeu des inversions et des
réciprocités qui définissent le modèle et les invariants du système.
À une série de transformations affectant la relation de l’enfant à
l’un de ses parents s’opposerait toujours une possibilité allant
dans un sens inverse et de valeur égale. Une telle réversibilité
caractérise bien la nature du modèle ici considéré : un modèle de
relation qui semble exclure toute situation œdipienne.
Il ne
s’agit là, évidemment, que d’un pur schéma mais qui cependant cerne
valablement les limites du problème en question car la probabilité
qu’a un tel schéma de se réaliser mesure très exactement la chance
des théories supposant la non-existence de l’œdipe, c’est-à-dire
l’équivalence des relations de chacun des deux parents par rapport à
l’enfant. Indépendamment de cette considération, ce modèle théorique
est encore intéressant car c’est à partir de sa déformation,
et de son développement que peuvent être comprises les
diverses formes de l’œdipe (œdipe positif et œdipe négatif ou
renversé) ainsi que les situations de non-liquidation.
5−Vers une
analyse structurale de l'œdipe
1e
hypothèse : si nous refusons de reconnaître l’existence d’une
situation « œdipienne » il n’y a dès lors qu’une « histoire »
individuelle et le modèle œdipien n’a aucune valeur systématique.
Chaque individu est sa propre histoire.
Dans ce cas, on suppose une évolution au sein d’une seule série
continue (l’histoire même du sujet), et non des relations
homologiques entre des ensembles discontinus et finis. Le nombre des
termes de la série est alors illimité. Nous sommes au cœur de la
pure diachronie. L’histoire est une forme sans contenu.
2e
hypothèse : à l’intérieur de « l’histoire », nous connotons
un système de relations. L’analyse synchronique reprend ses droits.
La difficulté viendra du nombre de champs apportés à
l’interprétation du système. Pour chaque élément du système nous ne
serons pas en linéarité simple. En termes saussuriens nous serons en
présence de « complications simultanées sur plusieurs dimensions ».
Le nombre des termes accueillis au sein des séries ne sera pas
illimité. C’est la définition même du système : un ensemble défini
de variables avec des permutations possibles.
Autrement dit, n éléments situés dans la diachronie au sein d’un
champ sémantique se trouveront être en relation de synchronie avec n
éléments des autres champs considérés. Ces «paquets » de relations
constitueront des unités constitutives signifiantes du système
(complexe d’œdipe) (Cf. lecture horizontale successive des
notations musicales (diachronie) dont chacune est en relation
verticale (synchronie) avec d’autres notations (clefs) de la
partition d’orchestre, l’ensemble constituant un système
« d’harmonie »).
Dans son
Anthropologie structurale Lévi-Strauss rappelle à ce sujet
« les principes qui servent de base à l’analyse structurale sous
toutes ses formes : économie d’explication, unité de solution,
possibilité de restituer l’ensemble à partir d’un fragment et de
prévoir les développements ultérieurs d’après les données
actuelles » (p. 233).
La
structuration d’un mythe (celui d’œdipe par exemple) peut être, en
tant que système d’intelligibilité, (à travers tous les groupes
considérés de ses variante possibles) réductible selon Lévi-Strauss
à un type donné de relation.
Lévi-Strauss établit une forme canonique en ce qui concerne le mythe
Fx (a) :
Fy (b) ~ F x (b) : Fa
-
1
( Y )
(a) (b)
étant deux termes et Fx, Fy étant deux fonctions du système
considéré.
Une
relation d’équivalence ( ~ ) est relevée entre ces deux situations
définies respectivement par une inversion des termes et des
relations.
La
condition de cette équivalence est qu’un des termes soit remplacé
par son contraire (dans l’expression ci-dessus a et a
-
1) et qu'une inversion corrélative se produise entre la valeur de
fonction et la valeur de terme de deux éléments
(ci-dessus y et a).
L’ensemble est ainsi défini par la permutabilité possible de ses
éléments. Une telle formule peut-elle s’appliquer en l’occurrence au
complexe de la relation œdipienne ?
Il est
intéressant de noter que la pensée de Lévi-Strauss semble rejoindre
ici celle de Freud lorsqu’il écrit que « la formule ci-dessus
prendra tout son sens si l’on se souvient que, pour Freud, deux
traumatismes (et non un seul comme on a tendance à le croire) sont
requis pour que naisse ce mythe individuel en quoi consiste une
névrose ».
L’introduction d’un schéma structural dans l’analyse du complexe
œdipien fera ainsi échapper à « l’illusion sémiologique d’une
causalité linéaire ». Ce schéma permettra d’établir des relations
non seulement entre diachronie et synchronie, mais au sein même de
la diachronie et sur le plan de la synchronie entre les différents
champs sémantiques qui constituent chacun une dimension du système
considéré.
Chaque
champ sémantique a en effet une combinatoire propre, obéit à des
lois spécifiques d’organisation (relations par contiguïté) à partir
des éléments (ou signes) de ce champ (voir figure 3).
Signes
immotivés et signes motivés par la « syntaxe » propre du champ
correspondent à la conception de Saussure de la tendance à la
limitation de l’arbitraire du signe dans tout champ sémantique
(relations syntagmatiques, paradigmatiques). Les relations de
contiguïté relèvent d’un même ensemble tant au point de vue
structural que fonctionnel. Par contre, les relations d’association
et de ressemblance n’exigent pas l’appartenance à un même champ et
peuvent faire apparaître entre deux champs différents des relations
d’homologie (ou métaphoriques).
Des
éléments homologues entre domaines différents expriment une
convergence
- qui
ne va jamais jusqu'à une coïncidence totale
- par
rapport aux domaines considérés : ils expriment des équivalences
morphologiques de structure (isomorphisme) et non fonctionnelles.
À
l’intérieur d’un même champ sémantique les relations d’antériorité
dites métonymiques (cause-effet, facteur-produit) entre 2 ou n
éléments de ce champ introduisent un structuralisme diachronique.
Mais ces relations ne sont pas suffisantes pour signifier l’ensemble
du champ auquel elles appartiennent. Les éléments de la relation
sont en effet à tout moment définis et signifiés par l’ensemble
lui-même.
De même,
un élément, soit a, d’un ensemble A peut se trouver en relation
métonymique avec un élément b d’un autre ensemble B, c’est-à-dire un
champ sémantique appartenant à une autre dimension. Mais les
relations respectives de ces éléments ne peuvent suffire à
« signifier » les valeurs respectives des ensembles A et B qui les
définissent eux-mêmes et les signifient à tout moment. Seules sont
possibles des sur-déterminations ou sur-significations de certains
éléments d’un champ par l’autre champ. Des champs différents ne
peuvent se trouver entre eux qu’en relation métaphorique
(similitudes structurelles, isomorphisme).
Lorsqu’un certain nombre d’éléments appartenant à des ensembles ou
champs différents se trouvent être saisis, analysés en synchrone,
l’ordre synchronique (supposons-le en plan horizontal a4b4
et les autres champs dans la diachronie bb4 aa4
perpendiculaires à celui-ci) fait apparaître un certain nombre de
relations qui peuvent manifester un système de relations.
L’appréhension synchronique actualise un certain nombre de
faits irréversibles en relation avec d’autres faits qui
appartiennent au même plan synchronique. Les relations nécessaires
du système donné apparaissent alors, ainsi que les éléments
contingents à ce système.
La
diachronie est l’ordre des faits réversibles, la synchronie
celui des faits irréversibles
Par là
même s’opposent structure (synchronie) et événement
(diachronie).
En ce
qui concerne l’œdipe, en tant que complexe et objet de la
littérature psychanalytique, nous pouvons retrouver la distinction
saussurienne entre les deux éléments du langage : la langue et la
parole.
La
langue, c’est le récit individuel de l’œdipe, (le dire) tel qu’il
apparaît dans la « cure » c’est-à-dire le toujours réversible au
sein de la diachronie. La parole, c’est le domaine du fait, du
statistique, de l’irréversible, ce qui manifeste la structure même
du complexe. Des événements passés permettent d’interpréter la
situation présente (aspect répétitif de la névrose). Ainsi que
l’écrit Lévi-Strauss
« le mythe fait partie intégrante de la langue ; c’est par la parole
qu’on le connaît, il relève du discours ». « Le mythe est langage ;
mais un langage qui travaille à un niveau très élevé où le sens
parvient, si l’on peut dire, à décoller du fondement
linguistique sur lequel il a commencé par rouler ».
Si nous
retenons ainsi l’hypothèse d’un complexe d’œdipe, est-ce à dire que
l’histoire même de tout sujet s’inscrira dans la relation œdipienne,
relation toujours envisagée à partir de sa liquidation ?
Autrement dit, le sujet n’aurait pas d’historicité propre. Il
échapperait à l’histoire. Sa relation à autrui (qui constitue la
problématique de l’œdipe) n’atteindrait jamais à la pure
transparence. En réalité, l’histoire s’intègre dans la structure
même du complexe. Ce1ui-ci, en tant que système de relations,
toujours ouvert à la contingence, révèle l’histoire au sein de la
diachronie. Mais l’œdipe a surtout une valeur d’exemplarité et nous
nous trouvons devant lui comme le fils de Laïos en face du Sphinx
devant l’alternative ou de ne rien comprendre de façon intelligible
à la situation de l’homme au sein de la relation sociale (histoire
sans contenu) ou de vivre sous la menace de l’histoire d’œdipe telle
que nous la raconte Freud dans une langue qui est nôtre et qui
concourt elle-même à l’expression du mythe.
***
Une
classification des divers éléments constitutifs de la théorie du
complexe d’œdipe (et de ses nombreuses variantes à la suite de
Freud)
va être maintenant esquissée à partir d’une projection de ces divers
éléments dans le champ sémantique de leur appartenance. Une analyse
de la nature des relations métonymiques et d’association qui
s’établissent entre les divers éléments de ces champs sera également
amorcée.
1)
Champ Nature-Biologie (Champ A, figure 3)
·
attirance de l'enfant vers la mère (Freud, Rank, Ferenczi).
·
recherche de la satisfaction.
·
attirance des parents vers l'enfant de sexe opposé (mère/fils,
père/fille).
·
attirance de l'enfant vers le parent de sexe opposé.
Toutes
les relations (parents/enfants) sont susceptibles d’être définies
dans l’ordre de la série nature-biologie par le jeu de ces
déterminations sans qu’il soit nécessaire d’analyser autrement la
nature même de cette recherche de satisfaction ou de ce
« tropisme », de cette « attirance » (tendance, instinct, libido).
2) Champ Culture-Éducation (Champ B, figure 3)
·
aspect affectif de la recherche de sécurité chez l’enfant.
·
besoin psychologique des parents vers l'enfant de même sexe (fils
« héritier », « successeur », etc.)
(Sullivan, Otto Rank).
Les relations métonymiques et les relations par association ou
ressemblance à l’intérieur de ces séries vont déterminer ou
sur-déterminer les relations de dépendance, d’indépendance ou de
contre-dépendance par rapport à ce qu’il est convenu d’appeler
l’œdipe, c’est-à-dire la forme privilégiée et répétitive d’un
certain type de relation à l’intérieur d’un système de relations (en
l’occurrence ici un système d’autorité à dominante patriarcale).
A - Relations métonymiques
À l’intérieur d’un même champ, elles expriment les relations de
causalité, les relations de facteur/produit.
Exemples :
·
la satisfaction ou la stimulation excessive (Karen Horney) donnée à
l’enfant, à l’un des stades infantiles, est cause de la difficulté
ou du regret qu’il peut avoir de quitter ce stade (attachement,
fixation orale, etc.).
·
une frustration excessive entraîne une exigence accrue de
satisfaction.
·
l’enfant trop gâté par ses parents exprime par le caprice sa volupté
de puissance sur ses parents (Adler).
Il joue de ses parents (Clara Thompson).
B – Relations par association et de ressemblance
Ces
relations n’exigent pas l’appartenance à un même champ et peuvent
faire apparaître, entre des champs différents, des relations
homologiques. Ces éléments homologiques expriment alors des
équivalences morphologiques de structure (isomorphisme) et non
fonctionnelles.
Ces
relations (association, ressemblance) sont principalement les
phantasmes, les productions endo-psychiques (en relation avec le
ça).
- au
niveau de l'enfant :
·
relations de contiguïté avec la mère, phantasmes du narcissisme
primaire et angoisse (Otto Rank, Phyllis Greenacre, Karen Horney).
·
phantasmes de l'hostilité du père. Substituts phantasmatiques de la
peur de castration (animaux féroces, ou miniaturisation de cette
peur, etc.).
·
phantasmes du retour au sein maternel, à la mère totale (archétypes
de Jung).
·
phantasmes de l'inconscient, angoisse, pulsions destructrices de
l'enfant (Mélanie Klein).
- au
niveau des parents :
·
le
besoin psychologique domine dans la relation entre un des parents et
l’enfant de même sexe, «héritier », «successeur », etc.
(Sullivan, Rank).
Champ
A
‒ L’attirance
de l’enfant vers la mère appartient aux relations de contiguïté ;
celles-ci sont de l’ordre de la nature
‒ et
correspondent au choix de l’objet ‒
(la mère).
‒ Elle
se trouve être en relation avec l’ensemble du champ culturel (B)
système patriarcal et non matrilinéaire ou polyandrique (dans ces
deux dernières sociétés les enfants sont élevés par les pères ‒
cf. rôle de l’oncle maternel.
‒ Au
sein même du système patriarcal les relations de contiguïté
renvoient aux modalités particulières de l’organisation sociale
(« pouponnières » de Sparte ou à la situation particulière de la
« mère au foyer » dans une organisation sociale et professionnelle
où la femme peut travailler).
‒ L’aspect
biologique de la « libido » chez la mère renvoie à divers éléments
du champ psychologique où l’enfant apparaît pour la femme dans des
théories psychanalytiques (Lacan) comme substitut phallique, à
partir de la privation du pénis chez la petite fille. Mais ce
phantasme de la littérature psychanalytique (et peu importe qu’il
ait une réalité objective) renvoie lui-même à la totalité du champ
culturel (société à dominante patriarcale), qui se trouve en
relation avec des éléments du champ biologie-nature (à savoir, par
exemple, le nombre relativement peu élevé de femmes dans la société
considérée). Le patriarcat est lui-même un des mode sur lequel est
vécue la rareté de la femme.
‒ L’attirance
de la mère vers l’enfant de sexe opposé (garçon) se situe d’après
certaines théories sur un plan libidinal, mais cette réalité
libidinale dans la tendresse mère-fils, si elle se manifeste en fait
n’est qu’une des formes bio-affectives, par lesquelles peut
s’exprimer la frustration de la femme dans la relation sociale
patriarcale (femme frustrée). La libido à l’enfant de même sexe
passe aussi par le champ culturel. Dans le champ biologique il n’y a
pas de relation métonymique directe (une frustration sexuelle de la
femme entraînant ainsi une libido vers l’enfant) voire même cette
libido passe par le phantasme de la privation qui appartient
lui-même à un autre champ (phantasme qui peut être celui d’une
sur-imposition du phantasme infantile de la privation du pénis ‒
protestation virile chez la femme de la société patriarcale).
Champ B
‒ La
recherche de la sécurité chez l’enfant est étroitement liée à divers
éléments du champ défini par l’ensemble (A) (recherche de
satisfaction) et aussi à la façon dont se trouve organisé le système
de sécurité de l’enfant à partir des normes éducatives (de la
société et de la famille constituée au sein de cette société).
Elle se
situe dans la variation entre un maximum et un minimum de réponses
positives données à l’insécurité de l’enfant. Il y a ainsi une
relation de contiguïté entre la privation de sécurité et le
phantasme qui est un autre élément du même champ sémantique (E).
Mais ces
éléments du même champ se trouveront être en relation avec d’autres
éléments du champ (A). Le phantasme peut avoir ainsi une valeur
causale (métonymique).
‒ De
même, le degré de permissibilité éducative est, selon Adler, en
corrélation avec l’éroticité et la précocité sexuelle. Désir et
culture s’enchevêtrent ainsi de façon étroite.
‒ Il
en est également de même du phantasme (peur de castration) qui peut
entraîner un renforcement libidinal de la relation à la mère
(mère-refuge). Nous sommes là au niveau d’une relation qui peut se
révéler métaphorique par rapport à l’ensemble du champ, Mais le
phantasme de culpabilité étant associé à la production du sur-moi,
il est possible qu’à travers celui-ci le phantasme vienne à
« l’être » (névrose),
‒ De
même, la propension psychologique à l’égard de l’enfant de même sexe
renvoie, notamment dans le cas de la relation fille-mère, à
l’interférence sectorielle du champ biologique et du champ culturel.
Cette
« propension » renvoie en effet à la ré-identification de la mère à
la fille à travers la condition culturelle de la femme au sein d’un
système de valeurs de masculinité (c’est-à-dire à la rareté de la
femme et à sa privation). La relation de la mère à la fille se situe
donc à la fois, comme celle du garçon, dans la dépendance du champ
biologie-nature (champ A), mais le besoin psychologique de la mère à
l’égard de l’enfant de même sexe rencontre le projet œdipien dans la
relation libidinale fille-père. La relation de la fille à la mère
renvoie à la situation de la mère dans le système culturel de
dépendance où s’établit l’identification. Cette double
sur-détermination de la fille à l’égard de la mère est marquée de
plus d’ambiguïté et d’ambivalence qu’en ce qui concerne la relation
du garçon à la mère. Elle pèse ainsi sur une liquidation plénière
par la fille de sa propre situation œdipienne. L’identification
fille-mère ne parvient pas à cette transparence vers laquelle tend,
sans jamais l’atteindre, la relation père-fils ‒ par où se dévoile
le caractère même de l’autorité dans un système patriarcal.
Ainsi à
travers les séries nature-culture (champs A et B) et le jeu de leur
dualité, nous nous trouvons au cœur de toute relation de dépendance
au-delà de la seule situation œdipienne. Les conceptions de Freud et
de Marx semblent ici se rejoindre dans une même «économie
politique » fondée sur le thème de la rareté
‒ soit
que l'on admette avec Freud que les pères privent les fils de femmes
ou, avec Marx et Sartre, que l’appropriation du surplus économique
(c’est-à-dire de la valeur d’échange opposée à la valeur d’usage)
révèle l’opposition binaire de toute relation inter-humaine à
travers l’opacité des rapports sociaux et des systèmes de
hiérarchie.
6−Liquidation œdipienne
L’analyse de ce qu’il est convenu d’appeler la liquidation du
complexe œdipien pose bien le problème général qui est celui de la
désaliénation. Dans le schéma orthodoxe, le conflit entre la
tendance à la conservation du narcissisme infantile et la recherche
de l’estime des parents,
associé au phantasme de culpabilité, provoque ce changement où la
relation au père va perdre son ambivalence dans l’identification
positive et la relation à la mère se manifester sur le plan d’une
tendresse univoque. L’abandon de l’attitude d’hostilité à l’égard du
père, le désinvestissement libidinal à l’égard de la mère sont des
éléments du champ de réalité à partir de la sur-détermination de ce
champ par un champ métaphorique. C’est en effet dans le passage au
principe de réalité que s’objectivent les significations de
l’univers phantasmatique de l’enfant. L’œdipe ouvre la voie à la
« socialité » dans notre système de culture. Les significations
hypothétiques et ambivalentes de l’univers phantasmatique vont
devenir des valeurs objectives au sens de la socialité considérée
par la manifestation dans le champ de réalité d’un sur-moi formé
dans la dualité du plaisir et du déplaisir, de l’amour et de la
haine.
La
liquidation de l’œdipe implique donc, à partir d’une introjection de
l’objet (la mère d’abord
‒ avalage,
succion, absorption ‒
puis le père en tant qu’agresseur menaçant) une intériorisation, une
sorte d’épuration intérieure jusqu’à ce que ce qui est encore objet
(père, mère) devienne le sujet-objet de mon introjection et me
renvoie moi-même non à l’état d’objet de ce sujet, mais de sujet
découvrant l’autre sujet-non-différent-de-moi. Ainsi se trouve
dépassée l’hétéronomie à l’objet (dépendance infantile, agression),
et acquise l’autonomie par rapport au même que moi (le père pour le
garçon) par le processus d’une intériorisation.
Selon la
conception sartrienne, le tiers (et non le père en tant qu’autre
que moi) est le médiateur de ma relation au monde social. Mais
ce tiers est mon « objectivité réalisée ». Je ne l’appréhende pas en
tant qu’objet, ou si je l’intériorise en tant que tel, j’intériorise
par là même sa propre aliénation (qui peut être celle des modèles,
des stéréotypes de l’autorité à travers l’image du père).
Le père,
par rapport à la mère qui représente la nature, la préhistoire, le
domaine de la nécessité, est le moment de l’histoire et de la
liberté. Et cette liberté n’est jamais une forme vide; elle est
toujours acculturée, elle renvoie à la façon dont la culture en
question établit notamment sa relation à l’ordre de la nature. Or,
celle-ci ne donne pas de modèle de la paternité et de l’autorité.
C’est l’homme qui inscrit toujours provisoirement ce modèle dans la
culture. Ainsi que l’écrit Lévi-Strauss, « chaque enfant apporte en
naissant et sous forme de structure mentale ébauchée l’intégralité
des moyens dont l’humanité dispose de toute éternité pour définir sa
relation au monde ». Sa liberté n’échappe pas à la relation des
champs culture-nature par où passe également toute relation
inter-humaine.
Ainsi la
liberté de chaque individu, en tant que liquidateur œdipien, se
reconnaît dans la liberté de l’autre qui n’est pas différente de la
sienne puisque c’est par cette même liberté de l’autre à l’égard de
lui que se trouve fondée sa propre liberté à son égard.
Le père,
et, à travers lui, toute autorité, n’est que l’instrumentalité de
chaque liberté en tant que fin.
En ce
qui concerne l’enfant, le dépassement du moyen (père) intériorisé
accuse le passage de la passivité à l’activité, c’est-à-dire à
l’autonomie.
7−Survivance et
généralité de l’aliénation
Si nous considérons
une situation de non-liquidation œdipienne (œdipe positif chez le
garçon, par exemple), nous nous trouvons en présence d’une inversion
du modèle culturel dans la relation à la mère. Pareillement un
ensemble de séries cumulatives de relations synchrones (père-fils)
introduit la redondance du mythe. « La répétition, écrit
Lévi-Strauss, a une fonction propre qui est de rendre
manifeste la structure du mythe ».
Cette non variance définit d’ailleurs l’unité du modèle ici
considéré: le complexe. Lors du passage au principe de réalité, un
état d’aliénation (de fixation, selon les psychanalystes) est alors
internalisé dans la conscience du sujet.
Objectivement, le fils ne cherche pas à coucher avec sa mère. Il ne
craint plus d’être castré par son père, mais sa fixation culturelle
à la mère reproduit métaphoriquement le champ de la dépendance à la
nature. L’histoire du sujet est devenue mythique. Elle s’inscrit
dans un réseau de relations (constellation) placé sous le signe de
la répétition (névrose).
Ce qui
est remarquable ici, c’est beaucoup moins la signification
symbolique de la relation de l’enfant au père ou à la mère que la
relation dialectique de la dépendance ou de l’autonomie au sein de
la relation triadique (en soi la mère et le père n’ont pas de
«contenu » culturel). Ceci se manifeste tout particulièrement
lorsqu’on analyse la relation de l’œdipe renversé ou encore appelé
œdipe négatif (préférence portée au père).
Nous y
retrouvons le même schéma de non-liquidation. La situation de
fixation au père suit le même processus d’aliénation que la fixation
à la mère, mais avec une inversion des signes par rapport à l’œdipe
positif. À ce sujet il est intéressant de constater que, dans le
dernier état de sa pensée, Freud semble avoir poussé plus
profondément l’analyse de l’œdipe et découvert la bi-spécificité de
celui-ci.
Sa
nouvelle théorie modifiait sensiblement l’idée qu’il s’était faite
de la mère et de l’enfant, et par là même de tout le complexe
d’œdipe.
Plus
exactement, elle étendait à la mère le rapport d’hostilité et
d’ambivalence que Freud dans sa conception initiale avait limitée au
rapport avec le père.
Ainsi
que l’écrit Norman Brown,
« le projet œdipien n’est pas, comme Freud le donnait à entendre
dans ses premières formulations, un amour naturel pour la mère, mais
le résultat du conflit d’ambivalence et une tentative pour dénouer
ce conflit par l’inf1ation narcissique. L’essence du complexe
œdipien, c’est le projet de devenir Dieu, selon la formule de
Spinoza « causa sui » ou, comme le dit Sartre,
«d’être en-soi pour-soi ».
Ce
désir-projet d’échapper à la dépendance et de devenir « père de
soi-même », Lévi-Strauss le retrouve dans la signification
sociologique du mythe lui-même : « Le mythe d’œdipe est une sorte
d’instrument logique qui permet de jeter un pont entre le problème
initial
‒ naît-on
d’un seul ou bien de deux ? ‒
et le problème dérivé qu’on peut approximativement formuler : le
même peut-il naître de l’autre ? »
La
relation triadique parents-enfant reproduit ainsi l’unité
constitutive du mythe dans « l’alternative de l’un par rapport à
deux ou de l’un à partir de deux, c’est-à-dire l’alternative de
l’autochtonie et de la reproduction bi-sexuée ».
C’est en
mettant en parallèle des éléments (diachroniques et synchroniques)
appartenant à l’histoire de la famille d’œdipe que Lévi-Strauss a pu
dresser le tableau de quatre groupes d’éléments en corrélations
significatives :
Premier
groupe
‒
Surestimation des liens de parenté par le sang
:
Cadmos
cherche sa sœur Europe ravie par Zeus, Œdipe épouse Jocaste, sa
mère. Antigone enterre Polynice son frère, violant l’interdiction.
Deuxième
groupe
‒
Sous-estimation ou dévaluation des rapports de parenté par le sang :
Ce sont
les mêmes relations que dans le premier groupe mais affectées du
signe inverse : les Spartoï s’exterminent mutuellement, Œdipe
tue son père Laïos, Etéocle tue son frère Polynice...
Troisième groupe
‒
Négation de l’autochtonie de l’homme :
Ce thème
est représenté par l’existence du Dragon Chthonien, par celle du
Sphinx : Cadmos tue le dragon, Œdipe immole le Sphinx.
Quatrième groupe
‒
Persistance de l’autochtonie de l'homme :
Elle
apparaît à travers la contradiction décelée dans l’appellation même
du héros humain au sein de la lignée paternelle :
Labdacos
(père de Laïos) = « boiteux » (?)
Laïos
(père d’Œdipe) = « gauche » (?)
Œdipe =
« pied enflé » (idée de difficulté à marcher droit…).
Une
contradiction apparaît entre la négation de l’autochtonie de l’homme
et la négation de cette négation dans la persistance de
l’autochtonie. Le même rapport de contradiction se présente entre le
groupe d’éléments tendant à valoriser la relation de la parenté par
le sang et celui qui tend à dévaluer cette même parenté.
« L’impossibilité de mettre en connexion des groupes de relations
est surmontée (ou plus exactement remplacée) par l’affirmation que
deux relations contradictoires entre elles sont identiques, dans la
mesure où chacune est, comme l’autre, contradictoire avec soi ».
Une
corrélation se dessine au sein de laquelle « la sur-évaluation de la
parenté de sang est à la sous-évaluation de celle-ci comme l’effort
pour échapper à l’autochtonie est à l’impossibilité d’y réussir ».
Ainsi ne
peut-on échapper à la contradiction (sur-évaluation/sous-évaluation)
au-delà de la résolution mythique de l’inceste que par le complexe
c’est-à-dire l’aliénation à l’un ou plusieurs des éléments des
séries de dévaluation ou de sur-évaluation.
L’être
libre de l’homme ne passe jamais par une médiation entièrement
transparente. On voit ainsi tout l’intérêt d’une telle analogie
structurale entre le mythe de l’anthropologie sociologique et le
complexe traité dans la littérature psychanalytique où nous
retrouverions une même distribution de séries de termes antagoniques
et d’équivalences.
Une
telle analyse ‒ et les rapprochements qu'elle permet ‒ présente le
mérite d’incorporer à un schéma structuraliste non seulement tous
les éléments des théories freudiennes et post-freudiennes, dont
certains semblaient en opposition, tous les thèmes antithétiques de
l’analyse symbolique (archétypes jungiens) mais encore, ce qui nous
semble hautement significatif, cette nouvelle mise en perspective de
l’œdipe semble devoir amorcer une synthèse féconde de tout le
courant de la pensée freudienne et de la pensée adlérienne.
Elle
permet également de situer la recherche hors du terrain de
contestation du primat accordé selon les théories aux facteurs
biologiques ou essentiellement psychologiques. En découvrant la
dynamique même de toute aliénation elle révèle les possibilités de
blocage de l’échange dialectique, l’échec de la médiation qui rend
la relation à son opacité passive.
L’autre
est la médiation nécessaire pour que je sois moi, mais aussi le
risque que, par lui, je sois autre-que-moi ou, ce qui revient au
même, que j’appréhende l’autre comme différent de moi.
Par là
même, l’aspect formel de l’œdipe apparaît plus important que son
contenu symbolique. L’œdipe informe toute relation humaine. Il
signifie l’intelligibilité dialectique de cette relation et de son
aliénation. L’analyse de la dépendance au cours de la cure
individuelle n’exprime que le symbolisme propre à l’individu dans sa
relation d’intégration ou de non-intégration au champ sémantique
culturel. Mais aussi, à travers le singulier, elle rend présente la
menace générale et permanente de l’aliénation. Elle éclaire enfin
l’ambivalence de l’adaptation.
NOTES
Cf.
Sartre,
Critique de la
raison dialectique,
Paris : Gallimard, 1960,
p. 53, à propos de Kardiner et de ses enquêtes sociologiques aux
Îles Marquises [Kardiner,
Abram, The Individual and His Society : The Psychodynamics of
Primitive Social Organization, New York : Columbia
University Press, 1939].
La polyandrie est aussi une réaction du groupe à la rareté. Mais
cette rareté n’est pas « un fait de simple nature puisqu’elle
n’apparaît jamais qu’à l’intérieur d’une communauté ». À travers
la rareté s’exprime ainsi le façon dont sont vécues les
relations entre les sexes, notamment dans les sociétés des Îles
Marquises où les enfants sont élevés par les pères. « Précocité,
homosexualité comme revanche contre la femme dure et sans
tendresse, angoisse latente s’exprimant dans des conduites
diverses ».
[Voir sur ce
thème, G. Hervé, Orphée interdit, Soignies : Talus
d’approche, 2003, note 201.]
Ce
processus d’intériorisation se situe dans un système de
réversibilité (ordre de la diachronie) et tend à une
« équilibration progressive », au sens où l’entend Piaget, de la
relation père-fils. Le jeu des habituations, compensations et
adaptations aux perturbations s’inscrit ainsi dans un « modèle
de probabilité croissant indéfiniment en un système
commutatif ». Mais cela explique aussi qu’une structure
a-temporelle (en l’occurrence une structure complexuelle et
répétitive (névrose), celle de l’œdipe, qui appartient à la
synchronie des faits irréversibles) peut apparaître au terme
d’un processus temporel de stabilisation.
« Dans la genèse
temporelle, les étapes n’obéissent qu’à des probabilités
croissantes qui sont toutes déterminées par un ordre de
succession temporel, mais, une fois la structure équilibrée et
cristallisée, elle s’impose avec nécessité à l’esprit du sujet;
cette nécessité est la marque de l’achèvement de la structure
qui devient alors intemporelle » (J. Piaget.)
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