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La Ligne d’ombre, numéro 2, mai 2007

 
   

Gérald HERVÉ, Essai d’approche sémantique d’un modèle psychologique : l’œdipe

 
   

 

Avant-propos

 

 
   

Dans ses Propos actuels sur l’éducation (Gauthiers-Villars, 1971, p. 80-3), Jacques Ardoino s’inspirait du travail que Gérald Hervé avait présenté aux membres de l’ANDHSA (Association nationale pour le développement des sciences humaines appliquées). Il menait alors, écrit l’auteur, «une recherche plus générale sur l’approche structuraliste, sémantique et dialectique des mythes et des modèles». Ce travail est demeuré inédit.

L’Essai d’approche sémantique d’un modèle psychologique : l’œdipe forme un texte dactylographié de 27 pages, contient trois schémas manuscrits de l’auteur, une bibliographie, et est daté de 1971. On lit aussi qu’il s’agit d’une « communication au groupe français de socio-psychologie de l’ANDSHA ».

Gérald Hervé s’était installé à Paris après son expulsion de l’armée pour homosexualité en mai 1955, alors qu’il exerçait les fonctions de commissaire de marine dans la base aéronavale de Cat Laï, non loin de Saïgon (voir dans ce numéro l’article « Fin d’empire et mac-carthysme sexuel : Des Pavois et des fers (1971) »).  Depuis 1956, il travaillait au CAPA (Comité d’action pour la productivité dans l’assurance)à Paris.

L’année 1971 est une date charnière dans sa vie, ou pour mieux dire, une année de rupture. Mai 68 l’avait profondément marqué. En 1969, il achève la récriture de son témoignage du drame d’Indochine, Des Pavois et des fers, que Christian Bourgois édite deux ans plus tard chez Julliard. Et cette même année  Gérald Hervé quitte définitivement Paris, son emploi, part s’installer en Bretagne, où il restera près de vingt-cinq ans. Il enseignera les sciences économiques à l’IUT de Lannion (Côtes-d’Armor) et soutiendra en octobre 1977 une thèse, inédite, sur «l’enrichissement des tâches en gestion administrative et les groupes autonomes de travail» (Université de Rennes, Faculté des Sciences Économiques et d’Économie Appliquée  à la Gestion). Aucun des travaux non littéraires et non philosophiques de Gérald Hervé n’a été publié : Psychologie et sociologie d’entreprise. Essai de critique idéologique, 1963 ; Autorité et politique, 1965.

La recherche à laquelle Jacques Ardoino fait allusion n’a sans doute pas été poursuivie. Ou plutôt, Gérald Hervé, changeant totalement de milieu, de profession, réoriente sa vie dans un sens authentiquement littéraire et personnel. Lorsqu’il publie son premier livre, Des Pavois et des fers, il est âgé de quarante-trois ans et il a déjà beaucoup écrit (voir notamment sa pièce Florence ou la ville aimée deux fois et l’essai Orphée interdit, publiés en 2003 aux éditions Talus d’approche). Ami d’André Baudry et membre de longue date d’Arcadie (voir dans ce numéro l’entrevue avec l’historien britannique Julian T. Jackson), il avait accompagné la sortie de ce livre en y prononçant, en mai, une conférence sur l’homosexualité dans la marine. Par cette rupture, la prise de parole et le baptême éditorial, Gérald Hervé fait un pas décisif dans le monde du grand œuvre, ce roman qu’il rumine depuis l’adolescence, les Hérésies imaginaires.

Naturellement, on ne lira pas l’essai de 1971 comme un prolégomène à la création romanesque. On y découvrira sa maîtrise parfaite des grands courants contemporains, freudisme, marxisme, structuralisme. Et au-delà de la formation intellectuelle de celui qui n’a aucune raison de regretter de n’avoir pas choisi la carrière académique, perce sous ce travail austère, synthétique, l’homme tourmenté par l’aliénation. Ici, il n’intervient pas au nom de la cause qui marque sa création littéraire et philosophique, l’homosexualité. Mais c’est bien sa pensée qui se construit aussi à travers ces pages. Toute la réflexion amorcée dans les années cinquante à travers la psychanalyse, l’ethnologie, l’anthropologie, mais aussi, bien sûr, l’histoire et, pour résumer, tout le champ des sciences humaines, aboutira à l’extraordinaire floraison d’œuvres de fiction et de réflexion pendant les vingt et une années qui lui restent à vivre, de l’opus major des Hérésies imaginaires commencé en 1977, au testament philosophique de la Nuit des Olympica.

Hervé Baudry

 

 


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ESSAI D’APPROCHE SÉMANTIQUE D’UN MODÈLE PSYCHOLOGIQUE : L’ŒDIPE

 

1−Introduction

La présente étude est une tentative pour dégager quelques-unes des nouvelles perspectives d’analyse que peut ouvrir l’approche sémantique d’un modèle psychologique. Le modèle ici retenu est l’œdipe. Par là même une telle approche se révélera être doublement significative, d’une part à cause de la diversité des théories (biologiques et psychologiques) qui ont créé une certaine confusion dans la littérature psychanalytique sur ce sujet, d’autre part par la réponse que les résultats d’une telle approche sont susceptibles d’apporter aux contestations ethnologiques touchant à l’universalité de l’œdipe (chez Malinowski, Sprott et Kardiner notamment).

Une analyse sémantique de ce problème en place les termes au niveau de développement où se situe la pensée structuraliste contemporaine dont les applications se sont révélées si fécondes en de nombreux domaines.

La question n’est plus dès lors celle de la contestation de l’existence de l’œdipe, de sa réalité même en tant que complexe (ce à quoi ont abouti les confusions d’écoles), ni celle de son universalité.

L’approche sémantique du modèle œdipien nous montrera justement qu’au-delà de cette prétendue (ou contestée) universalité anthropologique, nous retrouverons une universalité et généralité de l’œdipe sur un plan d’intelligibilité dialectique plus large.

Il ne s’agit plus tant de rechercher l’unité de l’œdipe en tant que symbole que de découvrir le processus de symbolisation propre à toute société, à tout système culturel, à tout individu inclus dans ce système. Et, en ce sens, comme le note Lévi-Strauss, Freud lui-même est bien effectivement partie intégrante du mythe d’œdipe dans notre culture[1].

Mais l’étude de l’œdipe, à travers une perspective sémantique, présente encore d’autres sources d’intérêt. L’œdipe exprime en effet la déclinaison de l’autre et cela particulièrement dans nos civilisations d’essence patriarcale où il constitue l’apprentissage de « l’entrée dans la vie »[2].

Le conflit œdipien entre la tendance narcissique à la conservation de l’amour de soi et la crainte de perdre l’estime de l’autre, dont la résolution positive ouvre l’accès au principe de réalité, est au cœur de toute « socialité » et partant de toute situation de dépendance.

Par là même, toute analyse de l’œdipe touche au thème fondamental de l’autorité. « Il semble bien qu’il faille adjoindre à l’élévation monarchique la notion œdipienne de Dieu Père, de Dieu Grand-mâle. » [3]

Cette primauté patriarcale a été particulièrement mise en lumière dans les travaux de Dumézil sur les représentations indo-européennes de la souveraineté [4]. Mais il est intéressant de noter que, même dans les sociétés qui n’appartiennent pas à ces systèmes (chez les Trobiandais par exemple[5]) le mâle procréateur conserve un rôle familial, enfin, d’une façon plus générale qu’au sein même des sociétés matriarcales et matrilinéaires, une importance sociale est toujours attribuée aux substituts avunculaires du père naturel.

D’autre part, le caractère non universel de la prohibition de l’inceste (auquel sont attachés le mythe et le complexe) ne permet plus de contester l’œdipe en tant que tel, lorsqu’on sait, grâce aux apports de l’analyse structurale de Lévi-Strauss, que l’inceste lui-même, en tant que mythe, n’est qu’un des nombreux modes symboliques sur lequel peut être vécue ou « dépassée » la contradiction de toute relation inter-humaine.

 

2−Œdipe et psychologie sociale

Il importe dès maintenant de souligner l’importance de la dynamique œdipienne dans la psychologie sociale de l’individu. La plupart des auteurs s’accordent à reconnaître que « le plan de vie » de l’individu (Lebensplan) plonge ses racines dans la constellation parentale quelle que soit par ailleurs l’attitude théorique que l’on adopte à l’égard de sa réalité et du contenu du complexe d’œdipe. La façon dont a été résolu le projet œdipien - ou si l'on préfère - la façon dont ont été vécues, dans la situation familiale, les premières relations d’autorité et de dépendance, informe toute la vie ultérieure du sujet.

Ainsi que le dit Sullivan, « le dynamisme du moi a pris naissance dans l’expérience de l’approbation ou de la désapprobation, de la récompense ou de la punition. Il a ceci de particulier que sa fonction s’amplifie à mesure que lui-même s’accroît et que dès le début sa fonction est corrélative de son développement »[6].

Les conduites de l’enfant deviennent ainsi de plus en plus syntaxiques (ou syntactiques), en résonance avec les conduites des modèles de son entourage : l’avènement du langage joue aussi un rôle dans la liaison, au sein de ces conduites, de propositions qui étaient jusque là indépendantes (parataxiques) sans conjonction, ni de subordination ni de coordination (puisque, car, et, etc… ). L’enfant apprend alors à anticiper de plus en plus les réponses ou les gestes de son entourage dans des situations données. Par là même se développent chez lui des attitudes, au sens de Doob, c’est-à-dire « des réponses implicites anticipantes et médiatisantes éveillées par plusieurs modèles de stimuli et considérées comme ayant une signification sociale »[7].

L’enfant est ce « social polymorphe » soumis à l’imprégnation d’un certain nombre de valeurs culturelles et éthiques représentées par les parents et qui lui apparaissent sous forme de règles, de normes. À ces normes il peut s’opposer (et il s’y oppose en fait dans une phase de son développement psychologique infantile) et se situer à leur égard dans une situation de révolte ou de contre-dépendance, parfois prolongée au-delà de l’enfance jusque dans sa vie adulte. Mais il peut aussi « accepter » ces mêmes normes valeurs qui, dépouillées des premiers éléments de contrainte extérieure, de leurs conditions hypothétiques au sens kantien (si je ne fais pas cela, je serai puni), deviennent une sorte d’impératif catégorique (il faut faire cela, je dois faire cela).

On voit dès lors l’importance que revêt pour l’individu l’autorité du modèle familial et, au-delà de ce modèle, de tout modèle social. L’homme est en perpétuelle situation d’autorité/dépendance. C’est cette même idée que l’on retrouve chez Fromm[8] dans sa critique de « l’autorité irrationnelle », celle qui ne porte pas sur une réalisation objective mais joue essentiellement du pouvoir sur autrui, sur la personne, l’autorité qu’on pourrait appeler captative (« je sais comment m’y prendre avec les gens », etc.).

En fait « l’autoritaire » trouve toujours en face de lui ceux que Fromm appelle les « autoritariens », c’est-à-dire ceux qui aiment se soumettre à l’autorité pour échapper à l’angoisse de l’isolement et de l’abandon, ceux qui trouvent auprès de l’autorité une sécurité intime qui les rassure, une sorte de « Leviathan » protecteur[9]. Même à travers la crainte du blâme ou de la punition qui sont encore facteurs « d’intégration », du moins de non-rejet, ce sont des « amoureux de l’autorité ».

« Les lois et les sanctions de l’autorité extérieure deviennent pour ainsi dire partie du sujet; et au lieu de se sentir responsable de faits extérieurs, il se sent responsable de quelque chose d’interne, c’est-à-dire de [ce qui est devenu] sa propre conscience »[10].

Nous sommes toujours là au cœur d’une situation de dépendance profondément œdipienne et dont une étude de la vie professionnelle nous fournirait maints exemples. Nous retrouverions cette même situation dans les relations d’ambivalence non seulement à l’égard du père, mais aussi du « chef », du « patron » : réactions d’hostilité ou de contre-dépendance à leur égard, également attitudes de soumission, recherche de leur protection, de l’amitié du « patron » ramenant la sécurité (désir d’être bien avec, etc.). De nombreuses structures d’organisation (entreprises, etc.) dans leur caractère « paternaliste » sont en fait de véritables substituts du « maternisme ». Elles concourent, à travers une régression infantilisante des personnes, au renforcement du lien de leur dépendance objective (économique, sociale et humaine)[11].

Ainsi se constitue un conformisme de masse particulièrement typique dans les sociétés industrielles et de consommation soumises à cette « autorité anonyme », à cette « autorité » du marché qui, selon Fromm, domine la société américaine où le caractère « spéculatif » est particulièrement développé. « Réussir, c’est être estimé, avoir de la valeur ; échouer, c’est être jugé «sans richesse ». Le spéculatif essaie d’évaluer habilement le prix de sa personnalité ; aussi sa personnalité se constitue-t-elle des qualités qu’on lui demande : ce qui en fait signifie qu’il n’a pas de personnalité »[12].

Les individus se situent ainsi au niveau des seules valeurs d’échange (et d’interchangeabilité), de ce que Rank appelait l’univers du « rôle »[13], Jung celui du « masque »[14] et Sartre celui de la sérialité, de la fausse réciprocité, de l’aliénation[15].

Ainsi se manifeste, sous des formes perpétuellement voilées et inattendues, la difficulté de réalisation de ce projet d’indépendance-autonomie qui est au cœur de l’œdipe. Les termes de ce conflit dépassent la signification de toute névrose particulière ou, plus exactement, celle-ci n’est apparue jusqu’ici que comme la forme même de toute idéologie de l’autorité par le « système d’orientation (Lebensplan) et de soumission qu’elle implique »[16].

 

3−Symbolisation de l'œdipe

Comme tout complexe dont traite la psychanalyse, l’œdipe est étudié dans un champ opératoire d’analyse où il se trouve constitué en tant que tel. Il apparaît alors comme la construction d’un modèle a posteriori où le langage relate une expérience vécue et la dévoile à travers l’acte du dépassement que constitue le récit (ou l’aveu cathartique). « La situation analytique n’est saisie qu’à travers le processus même de sa production »[17]. Par là même est focalisée la situation présente de dépendance par une sorte de rétrospective récurrente de la vie du sujet. S’agit-il là d’une réalité vécue antérieurement ? Ainsi que l’écrit Lacan : « Il ne s’agit pas dans l’anamnèse psychanalytique de réalité mais de vérité »[18]. À chaque instant le produit de l’analyse est la vérité même du sujet. Bien entendu, le décalage est possible - il est même probable - entre l'expérience réelle passée, jamais entièrement appréhendée, et sa connotation symbolique. Mais le complexe est justement le lieu même de cette opacité, c’est-à-dire de l’indisponibilité de l’expérience à une totale représentation.

« Le décentrement du signifiant (rêves, lapsus, etc.) par rapport à ce qu’il signifie implique qu’une société n’est jamais ce qu’elle dit, qu’entre l’image qu’elle se fait d’elle-même et ce qu’elle est, existe un écart irréductible découlant des lois mêmes de toute symbolisation »[19].

Ce qui est vrai de la société, en tant que système de significations, l’est au même titre pour l’individu. Ainsi chacun, en ce qui concerne l’œdipe, exprime-t-il le mythe en même temps qu’il le nie, soit qu’il parvienne à assumer purement et simplement ce qu’il est convenu d’appeler sa liquidation, soit qu’il exprime sa situation à l’intérieur du complexe - et ceci d'une façon originale - à travers le jeu de toute une gamme de variables qui sont par rapport au complexe ce que sont les mythèmes par rapport au mythe (c’est-à-dire une version).

La littérature des « cas » traités par la psychanalyse révèle la difficulté qu’il y a à définir une sémiologie générale et systématique de l’œdipe. Comme si en ce domaine la névrose individuelle s’inscrivait au cœur d’une historicité défiant toutes les lois d’une structuration intelligible.

C’est alors que le mythe d’œdipe (ou le complexe en tant que mythe) transcende la diversité d’une universalité clinique sur un plan élargi d’interprétation sémantique. Le mythe retrouve ainsi cette « efficacité symbolique » relevée par Lévi-Strauss et « l’usage de la fonction symbolique se révèle dans ce qu’elle a d’exemplaire : structuration de contenus hétérogènes, imposition de formes à un donné qui semble d’abord rebelle à tout ordre, instauration du langage, c’est-à-dire d’un certain nombre de significations majeures à travers lesquelles une expérience humaine acquiert valeur et permanence »[20].

Mythe et opération forment alors un couple où se retrouve toujours la dualité du malade et du médecin...

C'est ainsi que le médecin (dans la cure psychanalytique) « accomplit les opérations et le malade produit son mythe » alors que dans la cure shamanistique « le médecin fournit le mythe et le malade accomplit les opérations »[21]. Le névrosé est justement cet être « mythique » par lequel s'exprime et se nie tout à la fois la « métaphore axiomatique » (Bachelard) de 1'œdipe.

 

  figure 1

 

  figure 2

4−Problématique d’une relation

Les schémas ci-contre figurent pour mémoire les éléments bien connus du complexe d’œdipe envisagé selon l’hypothèse classique d’une situation de liquidation (figure 1) et de non-liquidation (figure 2).

Les corrections et modifications apportées à ces schémas seront reprises ultérieurement, leur analyse dans une optique structurale constituant l’objet de cette étude.

Considérons la relation[22] de l’enfant avec chacun de ses parents (P, M) cette relation étant affectée par une série de transformations:

(p m)  (p -m)  (-p m)

 

P

M

réciprocité

identité

+

-

+

-

inversion

négation

-

+

corrélation

+

-

réciprocité

identité

+

-

+

-

 

À partir d’une situation de départ où les deux parents seraient pour l’enfant dans une situation d’équivalence ou de réciprocité (la relation à l’un et à l’autre revêtant pour lui autant de « valeur »), la relation de l’enfant à l’un de ses parents (soit p) peut s’inverser et devenir négative (-) par suite de frustration, refus de satisfaction, etc. Les deux parents ne seront alors plus pour l'enfant dans une situation d'identité ou d’équivalence ; p sera dans une relation négative, m dans une relation positive. Mais une transformation nouvelle susceptible d’affecter la relation à m et de l’inverser à son tour établit une corrélation dans les relations de l’enfant avec ses parents (corrélation qui n’est, au sens de la logique propositionnelle, que la réciprocité de l’inversion).

Ce jeu de relations tendrait à se constituer en équilibre dans un modèle dont les termes (p m) auraient un caractère commutatif.

Leur permutabilité même s’inscrit dans le jeu des inversions et des réciprocités qui définissent le modèle et les invariants du système. À une série de transformations affectant la relation de l’enfant à l’un de ses parents s’opposerait toujours une possibilité allant dans un sens inverse et de valeur égale. Une telle réversibilité caractérise bien la nature du modèle ici considéré : un modèle de relation qui semble exclure toute situation œdipienne.

Il ne s’agit là, évidemment, que d’un pur schéma mais qui cependant cerne valablement les limites du problème en question car la probabilité qu’a un tel schéma de se réaliser mesure très exactement la chance des théories supposant la non-existence de l’œdipe, c’est-à-dire l’équivalence des relations de chacun des deux parents par rapport à l’enfant. Indépendamment de cette considération, ce modèle théorique est encore intéressant car c’est à partir de sa déformation, et de son développement que peuvent être comprises les diverses formes de l’œdipe (œdipe positif et œdipe négatif ou renversé) ainsi que les situations de non-liquidation.

 

5−Vers une analyse structurale de l'œdipe

1e hypothèse : si nous refusons de reconnaître l’existence d’une situation « œdipienne » il n’y a dès lors qu’une « histoire » individuelle et le modèle œdipien n’a aucune valeur systématique. Chaque individu est sa propre histoire.

Dans ce cas, on suppose une évolution au sein d’une seule série continue (l’histoire même du sujet), et non des relations homologiques entre des ensembles discontinus et finis. Le nombre des termes de la série est alors illimité. Nous sommes au cœur de la pure diachronie. L’histoire est une forme sans contenu.

2e hypothèse : à l’intérieur de « l’histoire », nous connotons un système de relations. L’analyse synchronique reprend ses droits. La difficulté viendra du nombre de champs apportés à l’interprétation du système. Pour chaque élément du système nous ne serons pas en linéarité simple. En termes saussuriens nous serons en présence de « complications simultanées sur plusieurs dimensions »[23]. Le nombre des termes accueillis au sein des séries ne sera pas illimité. C’est la définition même du système : un ensemble défini de variables avec des permutations possibles.

Autrement dit, n éléments situés dans la diachronie au sein d’un champ sémantique se trouveront être en relation de synchronie avec n éléments des autres champs considérés. Ces «paquets » de relations constitueront des unités constitutives signifiantes du système (complexe d’œdipe) (Cf. lecture horizontale successive des notations musicales (diachronie) dont chacune est en relation verticale (synchronie) avec d’autres notations (clefs) de la partition d’orchestre, l’ensemble constituant un système « d’harmonie »).

Dans son Anthropologie structurale Lévi-Strauss rappelle à ce sujet « les principes qui servent de base à l’analyse structurale sous toutes ses formes : économie d’explication, unité de solution, possibilité de restituer l’ensemble à partir d’un fragment et de prévoir les développements ultérieurs d’après les données actuelles » (p. 233).

La structuration d’un mythe (celui d’œdipe par exemple) peut être, en tant que système d’intelligibilité, (à travers tous les groupes considérés de ses variante possibles) réductible selon Lévi-Strauss à un type donné de relation.

Lévi-Strauss établit une forme canonique en ce qui concerne le mythe

Fx (a) : Fy (b) ~ F x (b) : Fa - 1 ( Y )

(a) (b) étant deux termes et Fx, Fy étant deux fonctions du système considéré.

 

  figure 3

Une relation d’équivalence ( ~ ) est relevée entre ces deux situations définies respectivement par une inversion des termes et des relations.

La condition de cette équivalence est qu’un des termes soit remplacé par son contraire (dans l’expression ci-dessus a et a - 1) et qu'une inversion corrélative se produise entre la valeur de fonction et la valeur de terme de deux éléments (ci-dessus y et a)[24].

L’ensemble est ainsi défini par la permutabilité possible de ses éléments. Une telle formule peut-elle s’appliquer en l’occurrence au complexe de la relation œdipienne ?

Il est intéressant de noter que la pensée de Lévi-Strauss semble rejoindre ici celle de Freud lorsqu’il écrit que « la formule ci-dessus prendra tout son sens si l’on se souvient que, pour Freud, deux traumatismes (et non un seul comme on a tendance à le croire) sont requis pour que naisse ce mythe individuel en quoi consiste une névrose ».

L’introduction d’un schéma structural dans l’analyse du complexe œdipien fera ainsi échapper à « l’illusion sémiologique d’une causalité linéaire ». Ce schéma permettra d’établir des relations non seulement entre diachronie et synchronie, mais au sein même de la diachronie et sur le plan de la synchronie entre les différents champs sémantiques qui constituent chacun une dimension du système considéré.

 

Chaque champ sémantique a en effet une combinatoire propre, obéit à des lois spécifiques d’organisation (relations par contiguïté) à partir des éléments (ou signes) de ce champ (voir figure 3).

Signes immotivés et signes motivés par la « syntaxe » propre du champ correspondent à la conception de Saussure de la tendance à la limitation de l’arbitraire du signe dans tout champ sémantique (relations syntagmatiques, paradigmatiques). Les relations de contiguïté relèvent d’un même ensemble tant au point de vue structural que fonctionnel. Par contre, les relations d’association et de ressemblance n’exigent pas l’appartenance à un même champ et peuvent faire apparaître entre deux champs différents des relations d’homologie (ou métaphoriques).

Des éléments homologues entre domaines différents expriment une convergence - qui ne va jamais jusqu'à une coïncidence totale - par rapport aux domaines considérés : ils expriment des équivalences morphologiques de structure (isomorphisme) et non fonctionnelles.

À l’intérieur d’un même champ sémantique les relations d’antériorité dites métonymiques (cause-effet, facteur-produit) entre 2 ou n éléments de ce champ introduisent un structuralisme diachronique. Mais ces relations ne sont pas suffisantes pour signifier l’ensemble du champ auquel elles appartiennent. Les éléments de la relation sont en effet à tout moment définis et signifiés par l’ensemble lui-même.

De même, un élément, soit a, d’un ensemble A peut se trouver en relation métonymique avec un élément b d’un autre ensemble B, c’est-à-dire un champ sémantique appartenant à une autre dimension. Mais les relations respectives de ces éléments ne peuvent suffire à « signifier » les valeurs respectives des ensembles A et B qui les définissent eux-mêmes et les signifient à tout moment. Seules sont possibles des sur-déterminations ou sur-significations de certains éléments d’un champ par l’autre champ. Des champs différents ne peuvent se trouver entre eux qu’en relation métaphorique (similitudes structurelles, isomorphisme).

Lorsqu’un certain nombre d’éléments appartenant à des ensembles ou champs différents se trouvent être saisis, analysés en synchrone, l’ordre synchronique (supposons-le en plan horizontal a4b4 et les autres champs dans la diachronie bb4 aa4 perpendiculaires à celui-ci) fait apparaître un certain nombre de relations qui peuvent manifester un système de relations. L’appréhension synchronique actualise un certain nombre de faits irréversibles en relation avec d’autres faits qui appartiennent au même plan synchronique. Les relations nécessaires du système donné apparaissent alors, ainsi que les éléments contingents à ce système.

La diachronie est l’ordre des faits réversibles, la synchronie celui des faits irréversibles

Par là même s’opposent structure (synchronie) et événement (diachronie).

En ce qui concerne l’œdipe, en tant que complexe et objet de la littérature psychanalytique, nous pouvons retrouver la distinction saussurienne entre les deux éléments du langage : la langue et la parole.

La langue, c’est le récit individuel de l’œdipe, (le dire) tel qu’il apparaît dans la « cure » c’est-à-dire le toujours réversible au sein de la diachronie. La parole, c’est le domaine du fait, du statistique, de l’irréversible, ce qui manifeste la structure même du complexe. Des événements passés permettent d’interpréter la situation présente (aspect répétitif de la névrose). Ainsi que l’écrit Lévi-Strauss[25] « le mythe fait partie intégrante de la langue ; c’est par la parole qu’on le connaît, il relève du discours ». « Le mythe est langage ; mais un langage qui travaille à un niveau très élevé où le sens parvient, si l’on peut dire, à décoller du fondement linguistique sur lequel il a commencé par rouler »[26].

Si nous retenons ainsi l’hypothèse d’un complexe d’œdipe, est-ce à dire que l’histoire même de tout sujet s’inscrira dans la relation œdipienne, relation toujours envisagée à partir de sa liquidation ?

Autrement dit, le sujet n’aurait pas d’historicité propre. Il échapperait à l’histoire. Sa relation à autrui (qui constitue la problématique de l’œdipe) n’atteindrait jamais à la pure transparence. En réalité, l’histoire s’intègre dans la structure même du complexe. Ce1ui-ci, en tant que système de relations, toujours ouvert à la contingence, révèle l’histoire au sein de la diachronie. Mais l’œdipe a surtout une valeur d’exemplarité et nous nous trouvons devant lui comme le fils de Laïos en face du Sphinx devant l’alternative ou de ne rien comprendre de façon intelligible à la situation de l’homme au sein de la relation sociale (histoire sans contenu) ou de vivre sous la menace de l’histoire d’œdipe telle que nous la raconte Freud dans une langue qui est nôtre et qui concourt elle-même à l’expression du mythe.

 

***

 

Une classification des divers éléments constitutifs de la théorie du complexe d’œdipe (et de ses nombreuses variantes à la suite de Freud)[27] va être maintenant esquissée à partir d’une projection de ces divers éléments dans le champ sémantique de leur appartenance. Une analyse de la nature des relations métonymiques et d’association qui s’établissent entre les divers éléments de ces champs sera également amorcée.

1) Champ Nature-Biologie (Champ A, figure 3)

·        attirance de l'enfant vers la mère (Freud, Rank, Ferenczi).

·        recherche de la satisfaction.

·        attirance des parents vers l'enfant de sexe opposé (mère/fils, père/fille).

·        attirance de l'enfant vers le parent de sexe opposé.

 

Toutes les relations (parents/enfants) sont susceptibles d’être définies dans l’ordre de la série nature-biologie par le jeu de ces déterminations sans qu’il soit nécessaire d’analyser autrement la nature même de cette recherche de satisfaction ou de ce « tropisme », de cette « attirance » (tendance, instinct, libido).

 

2) Champ Culture-Éducation (Champ B, figure 3)

·        aspect affectif de la recherche de sécurité chez l’enfant.

·        besoin psychologique des parents vers l'enfant de même sexe (fils « héritier », « successeur », etc.) (Sullivan, Otto Rank).

 

Les relations métonymiques et les relations par association ou ressemblance à l’intérieur de ces séries vont déterminer ou sur-déterminer les relations de dépendance, d’indépendance ou de contre-dépendance par rapport à ce qu’il est convenu d’appeler l’œdipe, c’est-à-dire la forme privilégiée et répétitive d’un certain type de relation à l’intérieur d’un système de relations (en l’occurrence ici un système d’autorité à dominante patriarcale).

A - Relations métonymiques

À l’intérieur d’un même champ, elles expriment les relations de causalité, les relations de facteur/produit.

Exemples :

·        la satisfaction ou la stimulation excessive (Karen Horney) donnée à l’enfant, à l’un des stades infantiles, est cause de la difficulté ou du regret qu’il peut avoir de quitter ce stade (attachement, fixation orale, etc.).

·        une frustration excessive entraîne une exigence accrue de satisfaction.

·        l’enfant trop gâté par ses parents exprime par le caprice sa volupté de puissance sur ses parents (Adler). Il joue de ses parents (Clara Thompson).

B – Relations par association et de ressemblance

Ces relations n’exigent pas l’appartenance à un même champ et peuvent faire apparaître, entre des champs différents, des relations homologiques. Ces éléments homologiques expriment alors des équivalences morphologiques de structure (isomorphisme) et non fonctionnelles.

Ces relations (association, ressemblance) sont principalement les phantasmes, les productions endo-psychiques (en relation avec le ça).

- au niveau de l'enfant :

·        relations de contiguïté avec la mère, phantasmes du narcissisme primaire et angoisse (Otto Rank, Phyllis Greenacre, Karen Horney).

·        phantasmes de l'hostilité du père. Substituts phantasmatiques de la peur de castration (animaux féroces, ou miniaturisation de cette peur, etc.).

·        phantasmes du retour au sein maternel, à la mère totale (archétypes de Jung).

·        phantasmes de l'inconscient, angoisse, pulsions destructrices de l'enfant (Mélanie Klein).

 

- au niveau des parents :

·        le besoin psychologique domine dans la relation entre un des parents et l’enfant de même sexe, «héritier », «successeur », etc. (Sullivan, Rank).

 

Champ A

 L’attirance de l’enfant vers la mère appartient aux relations de contiguïté ; celles-ci sont de l’ordre de la nature  et correspondent au choix de l’objet  (la mère).

 Elle se trouve être en relation avec l’ensemble du champ culturel (B) système patriarcal et non matrilinéaire ou polyandrique (dans ces deux dernières sociétés les enfants sont élevés par les pères ‒ cf. rôle de l’oncle maternel.

 Au sein même du système patriarcal les relations de contiguïté renvoient aux modalités particulières de l’organisation sociale (« pouponnières » de Sparte ou à la situation particulière de la « mère au foyer » dans une organisation sociale et professionnelle où la femme peut travailler).

 L’aspect biologique de la « libido » chez la mère renvoie à divers éléments du champ psychologique où l’enfant apparaît pour la femme dans des théories psychanalytiques (Lacan) comme substitut phallique, à partir de la privation du pénis chez la petite fille. Mais ce phantasme de la littérature psychanalytique (et peu importe qu’il ait une réalité objective) renvoie lui-même à la totalité du champ culturel (société à dominante patriarcale), qui se trouve en relation avec des éléments du champ biologie-nature (à savoir, par exemple, le nombre relativement peu élevé de femmes dans la société considérée). Le patriarcat est lui-même un des mode sur lequel est vécue la rareté de la femme[28].

 L’attirance de la mère vers l’enfant de sexe opposé (garçon) se situe d’après certaines théories sur un plan libidinal, mais cette réalité libidinale dans la tendresse mère-fils, si elle se manifeste en fait n’est qu’une des formes bio-affectives, par lesquelles peut s’exprimer la frustration de la femme dans la relation sociale patriarcale (femme frustrée). La libido à l’enfant de même sexe passe aussi par le champ culturel. Dans le champ biologique il n’y a pas de relation métonymique directe (une frustration sexuelle de la femme entraînant ainsi une libido vers l’enfant) voire même cette libido passe par le phantasme de la privation qui appartient lui-même à un autre champ (phantasme qui peut être celui d’une sur-imposition du phantasme infantile de la privation du pénis  protestation virile chez la femme de la société patriarcale).

 

Champ B

 La recherche de la sécurité chez l’enfant est étroitement liée à divers éléments du champ défini par l’ensemble (A) (recherche de satisfaction) et aussi à la façon dont se trouve organisé le système de sécurité de l’enfant à partir des normes éducatives (de la société et de la famille constituée au sein de cette société).

Elle se situe dans la variation entre un maximum et un minimum de réponses positives données à l’insécurité de l’enfant. Il y a ainsi une relation de contiguïté entre la privation de sécurité et le phantasme qui est un autre élément du même champ sémantique (E).

Mais ces éléments du même champ se trouveront être en relation avec d’autres éléments du champ (A). Le phantasme peut avoir ainsi une valeur causale (métonymique).

 De même, le degré de permissibilité éducative est, selon Adler, en corrélation avec l’éroticité et la précocité sexuelle. Désir et culture s’enchevêtrent ainsi de façon étroite.

 Il en est également de même du phantasme (peur de castration) qui peut entraîner un renforcement libidinal de la relation à la mère (mère-refuge). Nous sommes là au niveau d’une relation qui peut se révéler métaphorique par rapport à l’ensemble du champ, Mais le phantasme de culpabilité étant associé à la production du sur-moi, il est possible qu’à travers celui-ci le phantasme vienne à « l’être » (névrose),

 De même, la propension psychologique à l’égard de l’enfant de même sexe renvoie, notamment dans le cas de la relation fille-mère, à l’interférence sectorielle du champ biologique et du champ culturel.

Cette « propension » renvoie en effet à la ré-identification de la mère à la fille à travers la condition culturelle de la femme au sein d’un système de valeurs de masculinité (c’est-à-dire à la rareté de la femme et à sa privation). La relation de la mère à la fille se situe donc à la fois, comme celle du garçon, dans la dépendance du champ biologie-nature (champ A), mais le besoin psychologique de la mère à l’égard de l’enfant de même sexe rencontre le projet œdipien dans la relation libidinale fille-père. La relation de la fille à la mère renvoie à la situation de la mère dans le système culturel de dépendance où s’établit l’identification. Cette double sur-détermination de la fille à l’égard de la mère est marquée de plus d’ambiguïté et d’ambivalence qu’en ce qui concerne la relation du garçon à la mère. Elle pèse ainsi sur une liquidation plénière par la fille de sa propre situation œdipienne. L’identification fille-mère ne parvient pas à cette transparence vers laquelle tend, sans jamais l’atteindre, la relation père-fils ‒ par où se dévoile le caractère même de l’autorité dans un système patriarcal.

Ainsi à travers les séries nature-culture (champs A et B) et le jeu de leur dualité, nous nous trouvons au cœur de toute relation de dépendance au-delà de la seule situation œdipienne. Les conceptions de Freud et de Marx semblent ici se rejoindre dans une même «économie politique » fondée sur le thème de la rareté  soit que l'on admette avec Freud que les pères privent les fils de femmes ou, avec Marx et Sartre, que l’appropriation du surplus économique (c’est-à-dire de la valeur d’échange opposée à la valeur d’usage) révèle l’opposition binaire de toute relation inter-humaine à travers l’opacité des rapports sociaux et des systèmes de hiérarchie.

 

6−Liquidation œdipienne

L’analyse de ce qu’il est convenu d’appeler la liquidation du complexe œdipien pose bien le problème général qui est celui de la désaliénation. Dans le schéma orthodoxe, le conflit entre la tendance à la conservation du narcissisme infantile et la recherche de l’estime des parents[29], associé au phantasme de culpabilité, provoque ce changement où la relation au père va perdre son ambivalence dans l’identification positive et la relation à la mère se manifester sur le plan d’une tendresse univoque. L’abandon de l’attitude d’hostilité à l’égard du père, le désinvestissement libidinal à l’égard de la mère sont des éléments du champ de réalité à partir de la sur-détermination de ce champ par un champ métaphorique. C’est en effet dans le passage au principe de réalité que s’objectivent les significations de l’univers phantasmatique de l’enfant. L’œdipe ouvre la voie à la « socialité » dans notre système de culture. Les significations hypothétiques et ambivalentes de l’univers phantasmatique vont devenir des valeurs objectives au sens de la socialité considérée par la manifestation dans le champ de réalité d’un sur-moi formé dans la dualité du plaisir et du déplaisir, de l’amour et de la haine.

La liquidation de l’œdipe implique donc, à partir d’une introjection de l’objet (la mère d’abord  avalage, succion, absorption  puis le père en tant qu’agresseur menaçant) une intériorisation, une sorte d’épuration intérieure jusqu’à ce que ce qui est encore objet (père, mère) devienne le sujet-objet de mon introjection et me renvoie moi-même non à l’état d’objet de ce sujet, mais de sujet découvrant l’autre sujet-non-différent-de-moi. Ainsi se trouve dépassée l’hétéronomie à l’objet (dépendance infantile, agression), et acquise l’autonomie par rapport au même que moi (le père pour le garçon) par le processus d’une intériorisation[30].

Selon la conception sartrienne, le tiers (et non le père en tant qu’autre que moi) est le médiateur de ma relation au monde social. Mais ce tiers est mon « objectivité réalisée ». Je ne l’appréhende pas en tant qu’objet, ou si je l’intériorise en tant que tel, j’intériorise par là même sa propre aliénation (qui peut être celle des modèles, des stéréotypes de l’autorité à travers l’image du père).

Le père, par rapport à la mère qui représente la nature, la préhistoire, le domaine de la nécessité, est le moment de l’histoire et de la liberté. Et cette liberté n’est jamais une forme vide; elle est toujours acculturée, elle renvoie à la façon dont la culture en question établit notamment sa relation à l’ordre de la nature. Or, celle-ci ne donne pas de modèle de la paternité et de l’autorité. C’est l’homme qui inscrit toujours provisoirement ce modèle dans la culture. Ainsi que l’écrit Lévi-Strauss, « chaque enfant apporte en naissant et sous forme de structure mentale ébauchée l’intégralité des moyens dont l’humanité dispose de toute éternité pour définir sa relation au monde ». Sa liberté n’échappe pas à la relation des champs culture-nature par où passe également toute relation inter-humaine.

Ainsi la liberté de chaque individu, en tant que liquidateur œdipien, se reconnaît dans la liberté de l’autre qui n’est pas différente de la sienne puisque c’est par cette même liberté de l’autre à l’égard de lui que se trouve fondée sa propre liberté à son égard.

Le père, et, à travers lui, toute autorité, n’est que l’instrumentalité de chaque liberté en tant que fin.

En ce qui concerne l’enfant, le dépassement du moyen (père) intériorisé accuse le passage de la passivité à l’activité, c’est-à-dire à l’autonomie.

 

7−Survivance et généralité de l’aliénation

Si nous considérons une situation de non-liquidation œdipienne (œdipe positif chez le garçon, par exemple), nous nous trouvons en présence d’une inversion du modèle culturel dans la relation à la mère. Pareillement un ensemble de séries cumulatives de relations synchrones (père-fils) introduit la redondance du mythe. « La répétition, écrit Lévi-Strauss, a une fonction propre qui est de rendre manifeste la structure du mythe »[31]. Cette non variance définit d’ailleurs l’unité du modèle ici considéré: le complexe. Lors du passage au principe de réalité, un état d’aliénation (de fixation, selon les psychanalystes) est alors internalisé dans la conscience du sujet.

Objectivement, le fils ne cherche pas à coucher avec sa mère. Il ne craint plus d’être castré par son père, mais sa fixation culturelle à la mère reproduit métaphoriquement le champ de la dépendance à la nature. L’histoire du sujet est devenue mythique. Elle s’inscrit dans un réseau de relations (constellation) placé sous le signe de la répétition (névrose).

Ce qui est remarquable ici, c’est beaucoup moins la signification symbolique de la relation de l’enfant au père ou à la mère que la relation dialectique de la dépendance ou de l’autonomie au sein de la relation triadique (en soi la mère et le père n’ont pas de «contenu » culturel). Ceci se manifeste tout particulièrement lorsqu’on analyse la relation de l’œdipe renversé ou encore appelé œdipe négatif (préférence portée au père).

Nous y retrouvons le même schéma de non-liquidation. La situation de fixation au père suit le même processus d’aliénation que la fixation à la mère, mais avec une inversion des signes par rapport à l’œdipe positif. À ce sujet il est intéressant de constater que, dans le dernier état de sa pensée, Freud semble avoir poussé plus profondément l’analyse de l’œdipe et découvert la bi-spécificité de celui-ci.

Sa nouvelle théorie modifiait sensiblement l’idée qu’il s’était faite de la mère et de l’enfant, et par là même de tout le complexe d’œdipe.

Plus exactement, elle étendait à la mère le rapport d’hostilité et d’ambivalence que Freud dans sa conception initiale avait limitée au rapport avec le père[32].

Ainsi que l’écrit Norman Brown[33], « le projet œdipien n’est pas, comme Freud le donnait à entendre dans ses premières formulations, un amour naturel pour la mère, mais le résultat du conflit d’ambivalence et une tentative pour dénouer ce conflit par l’inf1ation narcissique. L’essence du complexe œdipien, c’est le projet de devenir Dieu, selon la formule de Spinoza « causa sui » ou, comme le dit Sartre, «d’être en-soi pour-soi »[34].

Ce désir-projet d’échapper à la dépendance et de devenir « père de soi-même », Lévi-Strauss le retrouve dans la signification sociologique du mythe lui-même : « Le mythe d’œdipe est une sorte d’instrument logique qui permet de jeter un pont entre le problème initial  naît-on d’un seul ou bien de deux ?  et le problème dérivé qu’on peut approximativement formuler : le même peut-il naître de l’autre ? »[35]

La relation triadique parents-enfant reproduit ainsi l’unité constitutive du mythe dans « l’alternative de l’un par rapport à deux ou de l’un à partir de deux, c’est-à-dire l’alternative de l’autochtonie et de la reproduction bi-sexuée ».

C’est en mettant en parallèle des éléments (diachroniques et synchroniques) appartenant à l’histoire de la famille d’œdipe que Lévi-Strauss a pu dresser le tableau de quatre groupes d’éléments en corrélations significatives[36] :

Premier groupe Surestimation des liens de parenté par le sang[37]  :

Cadmos cherche sa sœur Europe ravie par Zeus, Œdipe épouse Jocaste, sa mère. Antigone enterre Polynice son frère, violant l’interdiction.

Deuxième groupe Sous-estimation ou dévaluation des rapports de parenté par le sang :

Ce sont les mêmes relations que dans le premier groupe mais affectées du signe inverse : les Spartoï s’exterminent mutuellement, Œdipe tue son père Laïos, Etéocle tue son frère Polynice...

Troisième groupe Négation de l’autochtonie de l’homme :

Ce thème est représenté par l’existence du Dragon Chthonien, par celle du Sphinx : Cadmos tue le dragon, Œdipe immole le Sphinx.

Quatrième groupe Persistance de l’autochtonie de l'homme :

Elle apparaît à travers la contradiction décelée dans l’appellation même du héros humain au sein de la lignée paternelle :

Labdacos (père de Laïos) = « boiteux » (?)

Laïos (père d’Œdipe) = « gauche » (?)

Œdipe = « pied enflé » (idée de difficulté à marcher droit…).

Une contradiction apparaît entre la négation de l’autochtonie de l’homme et la négation de cette négation dans la persistance de l’autochtonie. Le même rapport de contradiction se présente entre le groupe d’éléments tendant à valoriser la relation de la parenté par le sang et celui qui tend à dévaluer cette même parenté.

« L’impossibilité de mettre en connexion des groupes de relations est surmontée (ou plus exactement remplacée) par l’affirmation que deux relations contradictoires entre elles sont identiques, dans la mesure où chacune est, comme l’autre, contradictoire avec soi ».

Une corrélation se dessine au sein de laquelle « la sur-évaluation de la parenté de sang est à la sous-évaluation de celle-ci comme l’effort pour échapper à l’autochtonie est à l’impossibilité d’y réussir ».

Ainsi ne peut-on échapper à la contradiction (sur-évaluation/sous-évaluation) au-delà de la résolution mythique de l’inceste que par le complexe c’est-à-dire l’aliénation à l’un ou plusieurs des éléments des séries de dévaluation ou de sur-évaluation.

L’être libre de l’homme ne passe jamais par une médiation entièrement transparente. On voit ainsi tout l’intérêt d’une telle analogie structurale entre le mythe de l’anthropologie sociologique et le complexe traité dans la littérature psychanalytique où nous retrouverions une même distribution de séries de termes antagoniques et d’équivalences.

Une telle analyse ‒ et les rapprochements qu'elle permet ‒ présente le mérite d’incorporer à un schéma structuraliste non seulement tous les éléments des théories freudiennes et post-freudiennes, dont certains semblaient en opposition, tous les thèmes antithétiques de l’analyse symbolique (archétypes jungiens) mais encore, ce qui nous semble hautement significatif, cette nouvelle mise en perspective de l’œdipe semble devoir amorcer une synthèse féconde de tout le courant de la pensée freudienne et de la pensée adlérienne.

Elle permet également de situer la recherche hors du terrain de contestation du primat accordé selon les théories aux facteurs biologiques ou essentiellement psychologiques. En découvrant la dynamique même de toute aliénation elle révèle les possibilités de blocage de l’échange dialectique, l’échec de la médiation qui rend la relation à son opacité passive.

L’autre est la médiation nécessaire pour que je sois moi, mais aussi le risque que, par lui, je sois autre-que-moi ou, ce qui revient au même, que j’appréhende l’autre comme différent de moi.

Par là même, l’aspect formel de l’œdipe apparaît plus important que son contenu symbolique. L’œdipe informe toute relation humaine. Il signifie l’intelligibilité dialectique de cette relation et de son aliénation. L’analyse de la dépendance au cours de la cure individuelle n’exprime que le symbolisme propre à l’individu dans sa relation d’intégration ou de non-intégration au champ sémantique culturel. Mais aussi, à travers le singulier, elle rend présente la menace générale et permanente de l’aliénation. Elle éclaire enfin l’ambivalence de l’adaptation.  

 

NOTES

[1] Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris : Plon, 1958, p. 240 : « On n’hésitera pas à ranger Freud, après Sophocle, au nombre de nos sources du mythe d’Œdipe. »

[2] G. Lapassade, l'Entrée dans la vie, Paris : Éditions de Minuit : 1963.

[3] G. Durand, les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969 p. 40.

[4] Mitra-Varuna Jupiter, Mars, Quirinus [Georges Dumézil, Mitra-Varuna: essai sur deux représentations indo-européennes de la souveraineté, Paris : Gallimard, 1948].

[5] R. H. Lowie, Manuel d'anthropologie culturelle, Paris : Payot, 1936.

[6] Cité par P. Mullahy, « Le rôle de la notion d’équilibre dans l’explication en psychologie » in Six Études de psychologie, Paris : Denoël-Gonthier, Collection Médiations, 1964.

[7] R. Daval ; Bourricaud, François ; Delamotte, Yves et Doron, Roland, Traité de psychologie sociale, Paris : PUF, 1967, p. 191.

[8] Erich Fromm, Escape from Freedom, New York and Toronto : Farrar and Rinehart, Inc. 1941.

[9] À la différence du « contrat social » de Rousseau, le contrat de Hobbes est un contrat d’aliénation qui inclut la propriété du prince sur la personne. Rousseau fait au contraire de la volonté générale et de la loi la médiation nécessaire pour la sauvegarde du droit naturel subjectif.

[10] E. Fromm.

[11] Même idée chez C. R. Rogers dans son analyse de la relation d’authenticité et dans la critique qu’il fait de la notion de transfert dont il nie la réalité objective : si le psychanalyste joue au père, le patient jouera à l’enfant (Carl Ransom et Kinget, Marian Godelieve, Psychothérapie et relations humaines, théorie et pratique de la thérapie non directive, Louvain : Publications universitaires ; Paris, B. Nauwelaerts, 1965).

[12] P. Mullahy, op. cit.

[13] Le drame de « l’homme moyen », pour Rank, vient de ce qu’il « joue toujours un rôle, il agit toujours, mais c’est lui-même qu’il joue, c’est-à-dire qu’il fait semblant de jouer afin de justifier son être même » (Rank, Otto, The trauma of birth, London : Kegan Paul, Trench, Trubner ; New York : Harcourt, Brace, 1929).

[14] Jung, C. G., Essais de psychologie analytique, Paris: Stock, 1931.

[15] Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1960 (voir également W. H. Whyte, H. Marcuse, G. Lapassade, DDD. Riesman).

[16] P. Mullahy, op. cit.

[17] Sebag, Lucien, Marxisme et structuralisme, Paris : Payot, 1964.

[18] Lacan, Jacques, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », la Psychanalyse, 1, 1956, p. 101.

[19] Sebag, L., op. cit., 161.

[20] Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie…, op. cit., p. 205 et suiv. Nous retrouvons chez Piaget une distinction du même ordre entre structure et processus opératoire (« Le rôle de la notion d’équilibre dans l’explication en psychologie » in Six Études de psychologie, Paris : Denoël-Gonthier, Collection Médiations, 1964).

[21] Ibid.

[22] Cette relation est essentiellement opératoire, au sens le plus large. Elle ne s’établit pas à partir des propriétés innées que l’enfant attacherait à l’image des parents (ou que présupposent certaines théories psychologiques). Elle fait apparaître comment peuvent se construire de telles propriétés sur un mode opératoire qui définit par là même le caractère d’une telle relation.

[23] F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris : Payot, 1964.

[24] Cl. Lévi-Strauss, Anthropologie…, op. cit., p. 252 et suiv.

[25] Ibid., p. 230-232.

[26] On pourrait dire du mythe ce que Saussure dit de la langue qu’elle est « une robe couverte de rapiéçages faits avec sa propre étoffe » (F. de Saussure, op. cit., p. 235).

[27] Voir Blum, Gerald S., les Théories psychanalytiques de la personnalité, Paris : PUF, 1955.

[28] Cf. Sartre, Critique de la raison dialectique, Paris : Gallimard, 1960, p. 53, à propos de Kardiner et de ses enquêtes sociologiques aux Îles Marquises [Kardiner, Abram, The Individual and His Society : The Psychodynamics of Primitive Social Organization, New York : Columbia University Press, 1939]. La polyandrie est aussi une réaction du groupe à la rareté. Mais cette rareté n’est pas « un fait de simple nature puisqu’elle n’apparaît jamais qu’à l’intérieur d’une communauté ». À travers la rareté s’exprime ainsi le façon dont sont vécues les relations entre les sexes, notamment dans les sociétés des Îles Marquises où les enfants sont élevés par les pères. « Précocité, homosexualité comme revanche contre la femme dure et sans tendresse, angoisse latente s’exprimant dans des conduites diverses ».  [Voir sur ce thème, G. Hervé, Orphée interdit, Soignies : Talus d’approche, 2003, note 201.]

Pour Sartre, une telle approche dialectique de ces sociétés ne privilégie ainsi aucun déterminisme économique au sens étroit (Marx) ou culturel (Kardiner).

[29] Ainsi le garçon qui recherche d’abord la sécurité auprès de la mère puis l’amour lié pour lui à l’estime de la mère à son égard, doit-il dans une évolution normale de l’œdipe surmonter l’ambivalence de la relation au père pour garder l’amour de sa mère.

[30] Ce processus d’intériorisation se situe dans un système de réversibilité (ordre de la diachronie) et tend à une « équilibration progressive », au sens où l’entend Piaget, de la relation père-fils. Le jeu des habituations, compensations et adaptations aux perturbations s’inscrit ainsi dans un « modèle de probabilité croissant indéfiniment en un système commutatif ». Mais cela explique aussi qu’une structure a-temporelle (en l’occurrence une structure complexuelle et répétitive (névrose), celle de l’œdipe, qui appartient à la synchronie des faits irréversibles) peut apparaître au terme d’un processus temporel de stabilisation.

« Dans la genèse temporelle, les étapes n’obéissent qu’à des probabilités croissantes qui sont toutes déterminées par un ordre de succession temporel, mais, une fois la structure équilibrée et cristallisée, elle s’impose avec nécessité à l’esprit du sujet; cette nécessité est la marque de l’achèvement de la structure qui devient alors intemporelle » (J. Piaget.)

« Il faut ajouter que l’équilibre entre structure et événement, nécessité et contingence, intériorité et extériorité, est un équilibre précaire constamment menacé par les tractations qui s’exercent dans un sens ou dans l’autre, selon les fluctuations de la mode, du style et des conditions sociales générales » (Lévi-Strauss, la Pensée sauvage, Paris : Plon, 1962, p. 43).

[31] Cité par G. Durand, op. cit., p. 390.

[32] Il faut noter qu’une telle ambivalence à la mère avait été reconnue notamment par Abraham, un des premiers disciples de Freud.

[33] N. O. Brown, Life against death : the psychoanalytical meaning of history, Routledge & K. Paul, 1959, p. 162.

[34] Pareil à ce dieu grec dont la légende nous dit qu’il était conçu sans père et né de soi : amètôr kaï autofuès (J. Évola).

[35] On reconnaît ici la question dans laquelle Otto Rank (op. cit., p. 167) situe l’essentiel du problème de la sexualité : d’où viennent les enfants ?

[36] Cl. Lévi-Strauss, op. cit., p. 235 et suiv.

[37] Ibid., p. 236.

 

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