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la Ligne d’ombre, numéro 1, janvier 2006

 

Faire le mur.

Pour une géographie des Pavois et des fers 1

 

 
   

« Pour moi, il y avait une coupure dans l’espace. »

Coupure entre un haut et un bas, entre un présent et un lointain, bien sûr, mais, plus encore que cela, coupure entre deux dimensions de l’espace, entre deux lignes. Celle, d’abord, d’une verticalité que le garçon des premières pages des Pavois et des fers intègre à son univers mental (il aime « ce coin sauvage et désert du promontoire de Malmousque » et regarde, d’un œil admiratif, les façades du fort Saint-Nicolas, à Toulon) ; celle, ensuite, d’un paysage étale où se perd le regard, et avec lui les « désirs » de l’enfant, promis, dans un évident jeu métonymique, à atteindre un jour la « limite infranchissable » évoquée dès les premières pages.

Or la verticalité se résume, en même temps qu’elle se fige, dans l’image du mur.

Encore y a-t-il deux sortes de murs. Les premiers, ceux de la villa parentale, sont en étroite communion avec la mer : les voilà « rongés par l’air du large » ou encore « ravinés comme de la pierre meulière ». Le mistral casse les angles, effrite les arêtes, les mauvaises herbes « envahissent le sol tout autour des tamaris vert pâle » et le portail, « mal loqueté », signale l’ouverture du lieu, promis à tous les interstices, à toutes les brèches salvatrices. Comment ne pas songer, à cet instant, aux ruines d’Angkor, avec ses « masses…ensevelies sous la végétation et les lianes » ? Comment ne pas retrouver ce « travail de la nature » qui a rendu « tous ces blocs de pierre titanesques… à l’élément brut de la matière » ? L’histoire de l’humanité est appelée à se confondre, un court moment, au destin individuel d’un officier appelé à connaître, lui aussi, la « force des sèves ». 

Les autres murs sont lisses. Ce sont d’abord « les murs de pierre grise, les murs austères de l’Ecole des Mousses », ce sont ensuite, quelques lignes plus loin, « les grands murs nus et lisses de l’Arsenal » conçus, fallait-il le préciser, « pour empêcher toute fugue », ce sera enfin « la clôture haute » des services de la Sécurité navale, à Saïgon, « avec son grand portail de fer ».  Ce lissé de la muraille devient, au détour d’une métonymie redondante et distribuée comme un leitmotiv, la caractéristique du nouveau monde d’Yves Kerruel, nommé commissaire de marine : les cuivres des pontons sont « aussi frénétiquement astiqués qu’aux plus beaux temps de la puissance navale », et les liserés de velours tempèrent toute rugosité. Il en résulte un « univers sévère et absolutiste » dont le portrait du commandant Desmazières, au détour d’une allégorie, dit toute l’inhumanité : « Fort, trapu, avec des tempes légèrement grisonnantes, ses yeux d’un bleu d’acier donnaient à son visage une expression de sévérité glacée. »

Les premiers murs, ébréchés, ravinés, rendus à la matière, mélangent les plans dans une architecture vouée à la socialité. La maison d’enfance du jeune Kerruel, située en hauteur, surplombe une plage, à laquelle « il était facile d’[…] accéder par un petit escalier creusé dans le calcaire ». Pervertie par la cité, cette image de l’escalier se mue en même temps qu’elle se perd dans celle, plus austère, des « échelons » des corps de la marine ou de ceux, tout aussi délétères, du monde de la banque : « mon père travaillait comme employé dans une banque – gravissant les échelons d’une hiérarchie où il n’occuperait jamais qu’une position très médiocre. »

Les formes planes épousent volontiers, dans le monde accueillant des murs rendus à la nature, la verticalité des corps. Le nageur qui, « à l’approche de l’été », gagne la plage et entre dans l’eau sent, à travers la caresse de l’élément liquide, les lignes se fondre : « Je pouvais avancer sur le sable quelques mètres et le sentir encore fourmiller sous mes pieds, alors que l’eau peu à peu montait vers moi, caressait d’abord les chevilles légèrement, mais bien vite je ne sentais plus la caresse, puis les jambes, puis les cuisses. » A cette dilution des formes bien proche, s’agissant du « doux mélange de la tiédeur frileuse du corps et du frais abouchement de la mer », de l’abandon auquel se livre le nageur de Thomas l’obscur, répond l’imperméabilité des mondes de la nature et de l’artifice militaire, perçue dès l’enfance, devant les façades du fort Saint-Jean : « Devant moi s’élevaient les murailles de pierre sèche, grands pans inclinés, comme de vastes parapets enserrant le ciel. »

Enserrer le ciel, enfermer la mer, faire en sorte que la verticalité triomphe enfin de l’insolente liberté de l’horizon : ce projet résolument carcéral trouve historiquement son apogée dans l’invasion de la zone sud par les Allemands, en 1942 : « Bientôt ils investirent les points stratégiques et commencèrent à construire un mur le long de la mer. Le paysage de mon enfance s’altéra peu à peu. Ma chère corniche se hérissa de blockhaus, de chevaux de frise, de champs de mine. » Le temps d’une phrase, les mots se montrent dans leur altérité, voire dans leur refus du naturel : le blockhaus est par essence étranger, et les chevaux et autres champs sont, par l’effet d’une simple complémen-tation, proprement dénaturés. Quant au mur lui-même, il trouve son exact contrepoint, si lointaine et si proche à la fois, dans l’infinité de la mer. Le même mot, à une lettre près. Une seule lettre.

 

Il n’est pas étonnant, dans ce contexte, que les murs lisses et froids des casernements se prêtent au jeu d’une surcharge sémantique. Ils deviennent eux-mêmes, si l’on veut, les métonymes du corps artificiel auquel ils veulent, mais en vain, donner vie. La porte monumentale de l’Arsenal de Toulon, où se trouvent les « nouveaux bâtiments de l’école du Commissariat » est ainsi bardée de « frises allégoriques » avec « deux énormes cariatides symbolisant la Fortune et la Mer ». « Honneur et Patrie », « Discipline et Fidélité » peuvent se lire « sur les murs de notre école comme sur les plaques d’acier des unités ». Le plus spectaculaire des décors reste toutefois celui du palais de l’Amirauté, à Saïgon : « Les murs portaient les plaques de bronze commémoratives de tous les vaisseaux de guerre qui avaient servi en Indochine depuis les premiers temps de la conquête. La galerie était pleine de drapeaux. » Cette « pompe » se retrouve à la fois condensée et plus discrètement agencée dans le bureau de l’amiral, où « plusieurs fauteuils de cuir noir » (et quoi de plus lisse, de plus poli que le cuir ?) font obstacle aux visiteurs potentiels.

Or c’est tout le récit qui, par un incessant chassé-croisé de lignes, de plans, de décors mêlés, d’oppositions construites, parvient à isoler, dans cette scène de la contre-nature (« Monsieur, dit aussitôt l’amiral, en s’adressant à moi, j’ai ici, dans ce rapport, la preuve irréfutable que vous êtes un pédéraste ») les éléments réellement anti-naturels. Le refus de la terre indochinoise (« Dans ce haut lieu du pouvoir, aucune concession n’était faite à l’exotisme »), le renfermement sur des valeurs historiquement datées et que résume, en une formule sinistre, l’adoration de la croix (« je me dois de vous punir pour le respect de ce Dieu auquel je crois »), disent assez l’échec d’un système qui, pour refuser les lois les plus élémentaires de la vie, est inexorablement voué à l’effondrement. L’armée, puisqu’il s’agit d’elle, ne peut plus être que « cette force faite de silence par où se révèle l’intime perfection qui est l’essence de son être : la destruction et la mort ».

Rien d’étonnant dès lors que les termes qui avaient servi à décrire le mur face à la mer, à l’époque nazie, disent à nouveau l’univers concentrationnaire de la base aéronavale du Donaï : « A cet endroit, le plan d’eau était suffisamment large pour servir d’aire d’amerrissage. Elle formait un assez vaste périmètre entouré de barbelés et de chevaux de frise. Des tours de guet et des miradors se dressaient tout autour, où des factionnaires prenaient la garde à la tombée de la nuit. » Le retour des chevaux de frise va de pair avec l’enserrement, cette fois-ci abouti, d’une « surface » enfin contrôlée, proprement domestiquée. Il reste bien un horizon dans ce paysage d’infortune, mais ce n’est plus l’horizon libérateur de la mer : « A l’arrière se trouvait un espace désertique, un no man’s land brûlé par le soleil. »

     

Le narrateur s’interroge un court moment sur l’existence possible d’une « géographie du destin » : « tout cela aurait-il pu être mien ailleurs, en d’autres lieux, par d’autres causes ? » C’est bien en termes géographiques – géopoétiques, serait-on tenté d’écrire, n’eût été la peur de la page blanche - qu’Yves Kerruel choisit en tout cas de condenser, pour mieux les offrir, les éléments du drame qui fut le sien. Face à toutes ces parois lisses, à ces désolantes rectitudes, à ces hauteurs mensongères, une seule solution : faire le mur.          

 François JACOB

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1 Yves Kerruel [pseudonyme de Gérald HERVÉ], Des Pavois et des fers, Paris, Julliard, 1971. De la première version des Pavois et des fers, achevée en 1957, seuls quelques chapitres furent publiés trois ans plus tard dans la revue Juventus. L'auteur raconte dans cette «chronique d'Indochine» comment, devenu commissaire de la Marine, il fut victime de rafles anti-homosexuelles en mai 1955 puis expulsé de l'armée française.