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La Ligne d’ombre, numéro 2, mai 2007

 
   

Patrick Cardon, La recette du Queer ou la machine à (dé)construire les identités (kaléidoscope)

 
   

 

La recette du QUEER ou la machine à (dé)construire les identités (kaléidoscope)

 

 
   

Le mot « queer », qui était une simple insulte pour les gays et les lesbiennes anglo-saxons, a été repris positivement par certains d’entre eux pour exprimer qu’ils tiendraient compte dorénavant, dans leurs analyses, leurs comportements et leurs implications, des sexes, des genres, des couleurs, des classes et des conditions socio-économiques compris comme « constructions sociales ». Ce mot queer concernait tout ce qui était « bizarre » ou hors normes. Il résume à lui seul aujourd’hui les nouvelles visibilités gay, lesbiennes , bisexuelles, transgenres et « de couleurs » (Fierté LGBT) ; mais aussi les multiples discriminations et/ou préoccupations de groupes de plus en plus divers (bears, BBB – Blacks-Blancs-Beurs –, féministes, S/M – sadomasochistes, handicapés, professionnels et confessionnels etc.). Ces nouveaux comportements nourrissent un nouveau langage (ce qui peut se dire aujourd’hui et ce qui était tu ; ce qui pouvait se dire d’une certaine manière et aujourd’hui d’une autre : connotation, ironie, cynisme et néologismes). Les féministes ont beaucoup investi le champ du langage en jouant sur les mots qui ressemblaient au masculin (la langue anglaise permet de féminiser History en Herstory etc.), en les féminisant (professeure, auteure) ou encore en créant de nouveaux mots appropriés à des nouveaux comportements (y compris les anciens, visibilisés)[1]. Ces nouvelles visibilités sont accompagnées de nouvelles dici/lisi/bilités et bien sûr de nouvelles résistances homophobes.  C’est cette largeur retrouvée du champ d’application du mot queer qui lui a permis de se moderniser (d’être « queerisé » !) avec un succès qui ne se dément pas[2] si bien que le mot queer désigne aussi bien des attitudes populaires (et même des produits comme la pilule magique: « vous êtes hétérosexuel ? Nous avons des solutions » ou « comment faire devenir homosexuel votre enfant ? » etc.), que des approches savantes englobant les anciennes gay and lesbian studies (anciennes pour le Nouveau monde – voir la bibliographie). L’Inter-Lesbian&GayPride, qui regroupe les gays et lesbiennes de France a même décidé dans son assemblée de septembre 2002 que dorénavant leur appellation devenait obsolète et comprendrait désormais le mot « trans » regroupant transgenres et transsexuels (LGBT). C’est une révolution dans un pays où les défilés des Lesbian and Gay Pride ont constamment eu besoin de se justifier de la présence en leur sein de créatures hybrides et extraverties.

 

Le poids des mots et le choc des images : on l’a vu, le queer est directement lié à l’histoire des homosexualités. Pas de queer sans cette notion. Du coup, les hétérosexualités se retrouvent pour un moment à la périphérie de la pensée queer. Elles feront ensuite partie de ses sujets[3]. Il s’agit du développement d’un point de vue minoritaire au détriment des anciens points de vue majoritaires. Et même d’un point de vue encore plus minoritaire avant-gardiste, celle des lesbiennes. Alors qu’on peut percevoir un continuum du queer masculin dans les veines anarchistes, le queer lesbien, même s’il existe dans ces veines, ne prend son autonomie « féminine » que dans l’affrontement avec les féministes séparatistes envers les hommes y compris les hommes homosexuels. La place des folles et des transgenres est ici une place charnière.

On peut voir l’histoire des homosexualités comme une histoire de mots et d’images. Pendant les années féministes (comme on dit les années communistes) qui viennent à peine de se terminer, le « politiquement correct » a fait des ravages en instituant une langue de bois basée sur des notions naturelles et binaires de sexe (homme=masculin/femme = féminin etc.). Une femme surtout lesbienne devait rester féminine (pour contrecarrer l’image de la camionneuse) et un homme surtout homosexuel (pour contrecarrer l’image de la folle) devait rester masculin. Il n’était pas question de jouer avec les rôles. Seule l’orientation sexuelle était prise en compte.

Une histoire du queer défait de l’emprise du genre au sens traditionnel du mot (la condition de la femme hétérosexuelle dans le travail en occident et le tiers monde) peut enfin s’exquisser.

 

L’INTERNATIONALE SITUATIONNISTE : UN VENT DE FOLIE

Aux lendemains de la guerre d’Algérie et à la fin des années 50 de la reconstruction économique, un seul mouvement politique tranchait sur le conformisme ambiant et répondait aux nouvelles exigences qui dépassaient de loin celles de la seule classe ouvrière : le situationnisme [4]. Issu de l’internationale lettriste[5] et fondé entre autres par le Français Guy Debord [6] et le Belge Raoul Vaneighem (Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, 1967 ; le Livre des plaisirs, 1979), il alliait les écrits du jeune Marx (le fétichisme de la marchandise) et détournait et sexualisait tous les conflits en les transformant en symptômes du malaise de la civilisation sous des formes inconnues jusqu’alors (détournement de bandes dessinées et de films) et en se préoccupant du quotidien et de l’urbanisme. Il prédisait la fin de l’histoire. L’Internationale situationniste (IS), partie en 1957 à l’assaut de l’art pour se fondre en 1972 dans la subversion révolutionnaire, constitue vraisemblablement l’une des expériences les plus riches et les plus complètes dans le domaine de l’esthétique liée au contre-pouvoir. Inspirée des pensées hégélienne et marxiste, la dialectique situationniste conjugue critique et pratique de l’art dans un moment de l’histoire pendant lequel l’IS s’impose comme la pensée de l’effondrement d’un monde.

Les situationnistes refusaient toute idéologie, davantage encore les organisations qui en découlent (appareils, partis et syndicats) et le pouvoir qui s’y attache. Le situationnisme (1957-1972) était inconsciemment le volet politique du camp : une représentation des plaisirs impossibles et le détournement des seuls plaisirs légitimes. À ce courant activiste, s’ajoutait le savant structuralisme de Roland Barthes, Mythologies (1957), de son Système de la mode (1967), Roland Barthes selon lequel « l’homme structural prend le réel, le décompose puis le recompose [...]. Entre ces deux temps de l’activité structuraliste, il se produit du nouveau, et ce nouveau n’est rien d’autre que l’intelligibilité générale ». En postulant que tout phénomène humain fonctionne comme un langage, le structuralisme s’engage à en dégager les articulations et les règles de fonctionnement. Découper, classer, agencer, nommer, c’est donner du sens, c’est même, dit Barthes « entreprendre un art poétique ». C’était aussi Michel Foucault dont les écrits justifièrent une tendance au placard (le système pousse à l’aveu : le coming out serait jouer le jeu)  et à l’historicisme (l’homosexuel n’aurait été créé qu’au milieu du xixe s…[7]). Mais nous en retiendrons surtout pour ce qui nous préoccupe une nouvelle approche systématique du pouvoir auquel personne n’échappe et surtout pas les militants habitués à diaboliser « l’autre » (le facho, le réac, l’hétéro etc.). N’oublions pas non plus les travaux de l’anthropologue américain Erwin Goffman[8] qui légitimaient le quotidien comme terrain privilégié et ceux des français Deleuze et Guattari dans le domaine de l’anti-psychiatrie. Il faut saluer ici les éditions de Minuit qui les ont publiés.

Ces leçons et ces expériences , dans une grande mêlée de militantisme et de théorie, s’auto-fécondèrent et donnèrent une grande richesse de publications iconoclastes dans la première moitié des seventies. En 1973, l’éditeur des situationnistes , Champ Libre, sortait le Rapport contre la Normalité rédigé par le Front Homosexuel d’Action évolutionnaire (FHAR). En mars de la même année, la revue Recherches publiait la très provocante Grande Encyclopédie des homosexualités. Trois milliards de pervers[9] Il s’agissait de provoquer le bourgeois en lui montrant les témoignages d’une homosexualité noire et révolutionnaire (d’où l’importance des textes impliquant des immigrés maghrébins : entrechoquement de deux populations méprisées) mais aussi de réfléchir sur le désir (voir le chapitre « les Culs énergumènes ») ; puis en mai 1976, un très bel « Album systématique de l’enfance », Coïre, consacré à la pédophilie (alors synonyme d’amour réciproque concernant  enfants et adultes).

De 1972 à 1975, le groupe 5 du FHAR ne s’y était pas trompé qui publia, sous la direction d’Alain Fleig, une revue inspirée du situationnisme et intitulée le Fléau Social[10]. L’une des couvertures clamait : « Détruire ce qui nous détruit ».

Il n’y avait plus qu’un pas que d’aucuns ont franchi : découvrir que ce qui nous détruisait, ce n’était pas seulement le capitalisme (on dirait aujourd’hui le mondialisme) mais l’hétérosexualité (le système politique hétérosexuel). La critique du système hétérosexuel était une avancée importante pendant que le gros du féminisme en restait à la critique du patriarcat, marginalisant Monique Wittig[11] (1925-2003).

Nous pourrions aller plus avant dans l’histoire : en effet, les homosexuels, empêchés de s’exprimer, cultivaient entre eux ce qu’on a pu appeler ensuite un underground qui prit le devant de la scène dans les années warholiennes (Andy Warhol, Paul Morrissey) mais qu’on pourrait retrouver, naissant et viriloïde dès les années 50 dans les dessins de Tom of Finland (Finlande puis USA) ou les films de Kenneth Anger (Fireworks, 1947, 14 min., réalisé à 17 ans) et de Jean Genet en France dont l’influence se fera sentir autant chez R.-W. Fassbinder et David Lynch que chez James Bidgood (Pink Narcissus, attribué longtemps à Anger). Il ne faut pas oublier non plus les images de l’Athletic Model Guild, qui, déjà connue pour ses magazines et photographies, se lance dans la production intensive de films culturistes en 16 mm à usage domestique dont Bathroom Athletes et Foolish Hoods sont deux sympathiques exemples. Aujourd’hui d’un kitsch consommé, ces images d’allure généraliste s’adressaient directement aux gays. On pourrait aussi remonter plus avant encore, mais les brumes de l’histoire ne sont pas encore dissipées. Dans ces brumes scintillent malgré tout les étoiles que sont Lot in Sodom (1930, 25 min.) de James Watson et Melville Webber, un des films expérimentaux sonores les plus aboutis de son époque, qui conte l’histoire de la cité maudite.

Quant à ceux et celles qui n’avaient pas accès à cette mouvance, ou qui vivaient antérieurement, il leur fallait décrypter les personnages qui pouvaient endosser volontairement ou non leurs besoins d’identifications : les icônes gaies et lesbiennes. 

 

UN MONDE CRYPTO GAY : LE CAMP ET LE KITSCH

LE CAMP

Le camp est un jeu de rôles inversés, un jeu de travestissement (porter l’habit de l’autre). Ce peut être un ouvrier habillé en bourgeois, un noir habillé de blanc ou un noir costumé à l’occidentale, un homme en femme ou une femme en homme mais aussi bien une femme qui joue directement le rôle d’un travesti ou une femme jouant le rôle d’un homme travesti en femme (double travestissement). On le rencontre tout naturellement au théâtre (Jean Genet dans les Nègres) et au cinéma. Mais aussi chez les personnes LGBT dont c’est une forme d’humour acceptable entre elles, mais qui pourraient choquer des personnes non « inverties ». Autrement dit, comme toute forme d’humour, il repose sur des entendus réservés aux seuls initiés.

Camp et vamp

Il peut être accompagné de « vamp », c’est-à-dire d’un caractère vampirique. Le thème du vampire est souvent associé à celui de la lesbienne quand le personnage est statutairement un vampire (Catherine Deneuve dans le Prédateur). Elle se repaît du sang des jeunes filles pour gagner l’éternelle jeunesse. Le mythe a une source lointaine (Elisabeth Bathory). La vamp est une séductrice et se rapproche du mythe grec de la Méduse qui pétrifie ceux et celles qui la regardent. C’est la vengeance individuelle de la dominée. Le vampirisme peut aussi constituer une identité masculine et gay (origine historique : Dracula) pour les mêmes raisons, mais prend souvent une allure parodique comme dans les films de Roger Corman.

Autre séducteur, autre vamp, autre gay : Rudolph Valentino. Les films muets en noir et blanc favorisaient alors l’abus du maquillage et les attitudes théâtrales.

Le camp classique

Aussi, à côté de l’underground (refusé, censuré, glorifié), le camp a-t-il étanché la soif d’identification des gays, des lesbiennes et des transgenres. Devinrent des icônes gays : burlesque, Mae West ; enchanteresse, Judy Garland (Over the rainbow) ; séductrices, Marlen Dietrich puis Marilyn Monroe ; dramatique, Bette Davis. Encore celles-ci étaient elles explicites. Leur caractère camp ressortait des personnages qu’elles jouaient et qui les faisait échapper à leur sexe pour une apothéose du genre : trop femmes pour être crédibles, elles enchantaient les femmes et les folles désireuses de se libérer de leurs respectives assignations ; trop virils (Jean-Paul Belmondo, Alain Delon, Marlon Brando) ou au contraire trop sensibles (James Dean) pour être vraiment des hommes, des acteurs enchantaient les gays et les butchs pour les mêmes raisons. Le camp est la première séparation visuelle entre le sexe et le genre. Il est peuplé de couples improbables « hétérosexuels » qui feront la joie des couples qui ne se définissent pas comme « straights ». Ce fut aussi le rôle plus clair des travestis (Tony Curtis dans Certains l’aiment chaud) ou des trans (Terence Stamp dans Priscilla). 

Les gays et les lesbiennes, ne pouvant ni s’exprimer ni être exprimées (1930 à 1966, le code du sénateur Hays), se sont retournés contre eux-mêmes en se constituant un humour auto-parodique. Ils ne se sont pas non plus gênés pour traiter de la même façon les normes qui leur semblaient étrangères (le monde inversé) et donner une vision de minorité, ce qui est la base de la vision queer du monde.

Mais le camp restait bourgeois (sauf les adaptations des pièces de Tennessee Williams qui se déroulent dans le sud états-unien), avec un côté « dames du monde ».

 

Le camp moderne utilise le travesti et le transgenre affirmé. Il ne s’agit plus de décryptage mais de fiertés rageuses. La femme n’est plus le porte-parole des folles qui prennent dorénavant leur avenir en main : c’est la naissance de Divine, héroïne des films de John Waters, et du camp trash. Elle vit dans une roulotte et goûte les crottes de son chien. Trash car il faut vomir sur ce monde (celui de la consommation tous azimuts pour Waters) avec des folles qui n’arrivent plus à faire dame de ce monde et qui voudraient être celles d’un autre, travesties avec les oripeaux de l’ancien. On retrouve ce kitsch sans le goût de la provocation dans la belle comédie populaire du même réalisateur : un gros plan sur la jeune fille bien propre sur elle en train de vomir sur un manège ou en train de se péter un bouton sur le visage (Hairspray, 1988).

L’ancien monde, ce sont les vieilles organisations homo/hétérosexuelles (comme le WASP – white anglo-saxon protestant) devenues kitsch. Il n’est plus refusé (« Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi », dit un slogan de Mai 68) Il est assimilé comme décor car il n’existe plus :  ce sont les pulps (la vision d’aujourd’hui de la littérature populaire industrielle américaine de la première moitié du siècle précédent : cf.  The Vintage Library et les romans-photos contemporains dans les pays latins.

Le kitsch représente ces vieilles choses qui nous émeuvent encore malgré l’inactualité de leur sens premier car elles font partie d’un passé lointain enfoui dans notre enfance ou celui que nos parents nous ont transmis. Elles provoquent encore des bouffées de nostalgie qu’on repousse par le rire (les dessins érotiques et les caricatures d’avant 1950 ne provoquent plus qu’une curiosité intellectuelle). Le kitsch est devenu aussi un décor. Il alimente le camp dans les films allemands dits « baroques » de Schroeter et italiens de Visconti (Louis II de Bavière). D’inspiration religieuse, il est l’essence des tableaux de Pierre et Gilles (France, photos lissées dans cadre mystiques) et des vitraux de Gilbert et George [12])

 

LE QUEER

Le queer est l’expression moderne d’un mouvement culturel global (l’alter-mondialisation) qui, dans sa partie la plus récente, est né de l’affirmation du constructionnisme (prééminence du « culturel ») contre l’essentialisme (prééminence du «naturel). Le queer dénonce comme relevant de l’imposture ce qui a été présenté jusqu’ici comme naturel à des fins d’ordre public des constructions sociales telles que l’homme, la femme, les enfants, le désir d’enfant, la maternité, l’hétérosexualité, la race, le sexe, la pauvreté, la richesse etc. Mais ces débats n’ont de sens que là où ils sont produits à savoir les sphères sociopolitiques contemporaines. Ces débats ont été menés avec un panache autre mais avec des résultats moins probants dans les sphères poétiques et artistiques dès le début du siècle précédent avec en particulier Oscar Wilde et le mouvement dandy, apôtre de l’artificiel ; en philosophie avec Descartes : « J'ai grand'peur que cette nature ne soit elle-même qu'une première coutume, comme la coutume est une seconde nature. » Les rapports sexuels entre hommes ont fait partie en France des actes contre nature jusqu’en 1978. L’ensemble de ces actes ainsi désignés devenaient ainsi que tous les autres comportements y afférents une contre-culture… Si bien que cette contre-culture fut toujours au centre de ces débats opposant culture et nature. On les retrouve autour de différentes dénominations opposées comme celles d’homosexualité et d’hétérosexualité dans la revue du Dr Lacassagne, les Archives d’anthropologie criminelle, sous la plume de Marc André Raffalovich[13] ou comme celles des conistes et des culistes[14].  dans les textes érotiques du xviiie.

Le mot gay[15] avait l’avantage de désigner d’une manière non péjorative une identité de solidarité (communautaire) pour échapper à l’insulte queer. Et surtout, il permettait d’utiliser une autodésignation et non plus un emprunt positivé. Maintenant que nous progressons vers une acceptation de certains gays et certaines lesbiennes et d’un style de vie propret, le mot queer prend sa revanche et veut revitaliser et libérer un mode de vie revendiqué mais devenu contraignant dans son acceptation, nous dirons « blanche ». Gay n’est pas passé dans le langage oral en français où on emploie toujours couramment homo ou pédé (à l’inverse « homos » à l’écrit est ridicule : c’est une grande maladresse de la part de l’éditeur ou du traducteur de Leo Bersani d’avoir intitulé son essai « Homos »[16]). Gay n’est employé couramment qu’à l’écrit. Ce mot queer (imprononçable en français) passera difficilement la barrière de la langue. En revanche, nous aimerions utiliser les mots genre et transgenre en dehors des définitions jusqu’ici retenues.

Si, en effet, les lesbiennes ne sont pas des femmes (je viens de réécrire « hommes » en pensant à l’autre versant inexprimé : « les pédés ne sont pas des hommes ») d’après Wittig et qu’elles ne se cantonnent plus aux préoccupations principales des femmes hétérosexuelles (liberté de l’avortement, des moyens anticontraceptifs, égalité de salaires) dans leurs rapports avec les hommes, elles ont en commun avec elles néanmoins le désir de disposer librement de leurs corps. C’est cette libre disposition du corps qui est revendiquée par les lesbiennes et les homosexuels mais qui n’avait pas été comprise ainsi par les hétérosexuel/le/s. Pour ces derniers « libre disposition du corps » signifiait uniquement libérer le corps des soucis de la maternité obligatoire (le corps des mères). Le corps lesbien revendiqué, considéré comme stérile, ne pouvait compter que sur lui-même. Il n’avait aucun compte à rendre à l’homme mais il continue à en rendre aux femmes. Le mouvement homosexuel masculin ne s’est jamais vraiment posé la question. L’idée qu’un pédé ne puisse pas être considéré comme un homme ne l’a jamais effleuré. Et cette idée a des conséquences à la fois identiques à celles des lesbiennes (la dérivation des genres du sexe de l’homme pour les folles ou androgynes ou tapioles et celle du sexe de la femme pour les différentes butchs ; l’homogénéisation des relations non conforme à l’hétérogénéité des couples de sexes et de genre : une folle qui préfère une folle (folle-lesbienne, lesbien), une butch qui préfère les butchs (pédés).

Jusqu’ici réservée aux féministes institutionnelles ou militantes (la condition des femmes au travail), la question du genre (Gender Studies) déborde la problématique de la condition des femmes au travail. Elle refonde ces notions biologiques de femmes et sociologiques de travail dans un cadre plus général et moins entendu. La question du genre est maintenant soulevée par les hommes et plus particulièrement les hommes homosexuels et plus particulièrement encore les hommes homosexuels efféminés en rupture d’essentialisation. Dans cette querelle entre les Anciens (les essentialistes ont tendance à se contenter de dresser un catalogue des discriminations : gays + lesbiennes + bisexuels + transgenres + transexuels) et les Modernes (les constructionnistes englobent dans le mot queer ou genre toutes ces catégories), ces derniers ont forcément la main car le premier est présenté comme un destin (« on est gay, et alors ?»), le second comme un projet (« on n’est pas gay, on le devient »), une politique. Les gays rejoignent les lesbiennes butch qui ne veulent plus être cantonnées aux définitions des féministes essentialistes à savoir des définitions hétérosexuelles (et même lesbiennes !) des femmes tendres, caressantes, aimantes etc. Elles brandissent leurs godemichés sans honte et affirment même qu’il s’agit de nouvelles technologies qui n’ont rien avoir avec le sexe de l’homme mais un moyen de jouissance et de jeu érotique qui permet justement d’échapper à l’ubiquité masculine. Contre les féministes traditionnelles, hostiles à la « domination masculine » et sa reproduction même au sein des couples de femmes, elles assument leurs rapports sado-masochistes et s’intéressent positivement à la pornographie. .

Mais surtout le queer, après avoir été un mouvement de protestation radical américain fortement inspiré des performances d’Act up dans la première moitié des années 1990 (Queer Nation), est devenu un outil d’analyse généraliste donnant la part belle aux points de vues des minorités et en particulier des LGBT dans une optique non essentialiste. Née en France, sous l’impulsion de philosophes français tels que Michel Foucault et Jacques Derrida, s’épanouissant aux USA plus ouvertes à des minorités actives depuis beaucoup plus longtemps, la théorie queer deviendra incontournable ces prochaines années en Europe où les universités résistent des quatre pieds à ces nouvelles Lumières qui pourraient les dévêtir de la ringardise où elles se sont enfermées. Il faudra bien qu’à l’instar de la société civile, elles trouvent un baricentre et non plus une seule optique « straight » disons, pour utiliser un mot du vocabulaire queer très en vogue dans la communauté LGBT, hétérocentrée, sinon hétérosexiste[17]. Ansi le queer nait à partir du moment où les LGBT vont interroger ceux/celles qui les désignaient ainsi[18], porté par une génération LGBT qui comporte de nombreux hétérogays (hétérosexuel de culture gay).

 

UN QUEER MAL COMPRIS

Le queer ne peut aboutir au refus des identités mais au contraire à leur multiplication dans la moindre assignation possible : une réelle liberté de choix. Il ne peut sans se renier opposer un tout culturel à un tout culturel sans réveiller les vieux démons binaristes de l’inné et de l’acquis. L’inné, dans les discours scientifiques sur les invertis-nés du xixe siècle est une donnée naturelle (on admet que la nature puisse se tromper : l’inverti-né est donc souvent une femme dans un corps d’homme ou vice versa). L’acquis est le résultat d’une expérience humaine à partir de l’inné. L’inné normal est un hétérosexuel. L’homosexuel par acquisition est un pervers, c’est-à-dire au sens littéral du mot : il n’évolue pas dans le sens naturel des choses ou pour être moins divin et plus humain et plus moderne : son genre ne correspond plus à son sexe. Sa volonté s’est pliée aux plaisirs malsains pour lesquels il n’était pas destiné. On proposait pour le premier une guérison relevant de la psychiatrie et pour le second une menace de sanction pénale s’il passait à l’acte (prosélytisme).

Les abus de la théorie queer est peut-être que dans son enthousiasme juvénile, elle fasse un peu trop fi du passé ou tout simplement y chercherait un eden où elle transposerait ses souhaits d’une vie meilleure. C’est ainsi qu’on fait dire à Foucault que l’homosexuel est né au xixe siècle. Le mot, certainement mais la chose non.

On pourrait certainement reculer plus loin dans l’histoire et trouver des traces de cette contre-culture, l’important étant ici de réaffirmer que si la loi réprimait des actes, elle n’avait pas vocation à réprimer des individus ; que si la personne encline à avoir des rapports sexuels avec des personnes de son propre sexe a suscité l’intérêt la plupart de temps répressif pendant tout le xixe siècle et les trois quarts du xxe siècle, cette personne n’est pas née à ce moment là : ce n’est pas une construction scientifique de ce temps – même si elle en construit une image parfois monstrueuse non sans conséquence sur les personnes directement concernées. Et surtout retenir que ces personnes non seulement étaient attachés à ce qu’ils considéraient comme un goût mais aussi qu’ils ont toujours formé des communautés autour de ce goût. C’est ce qui ressort non seulement des pamphlets du xviiie où le mot pédérastie désigne clairement parfois un acte mais aussi et souvent un groupe. C’est ce qui ressort aussi des témoignages des personnes interpellées par la police de l’époque.

L’identité gay semble pérenne et épouse l’histoire, en particulier celle des rapports sociaux de sexe. Il n’y a aucun anachronisme à utiliser cet adjectif pour des périodes où le mot était inconnu. C’est comme si on devait utiliser l’ancien français moiller (jusqu’au xive siècle) pour les femmes du Haut Moyen-âge.

 

Cette notion queer de genre est donc essentielle à une compréhension du monde plus fine et plus complète. Elle n’est plus moraliste et réductrice à une bonne image (qu’elle soit militante ou conservatrice). Elle ouvre un très large éventail de comportements et offre à toutes les disciplines un champ de recherches illimité. Elle est déjà un enjeu de pouvoir entre les militants, les universitaires, les chercheurs indépendants. Elle répond au métissage de plus en plus important de nos sociétés. Elle a été le pivot des débats concernant le Centre de documentation de Paris. Quelles archives communes en effet concernant les gays et les lesbiennes si on ne pose pas la question du genre dans les homosexualités ?

Cette problématique a été celle de notre festival (1999-2006) et reste celle de nos publications intitulés QuestionDeGenre depuis presque vingt ans. Elle permet de donner des outils pour des représentations les plus variées possibles des « sexualités » et partant de toutes les organisations sociales.

 

Patrick Cardon

Diplômé IEP

Doctorat de Lettres

Université de Provence

 

 


NOTES


[1] Cf dans le registre du roman policier, Mireille Cardot et Nicole-Lise Bernheim, Mersonne ne m’aime, Joëlle Losfeld, 1982, rééd. 2003.

[2] Le site www.channelqueer.com et http://www.qrd.org/qrd/ (queer ressources directory) répertorie toute une série d’adresses internet comprenant toutes les nouvelles catégories de gays et de lesbiennes. Le site http://www.queertheory.com répertorie les sources d’études queer dans le monde. En France, Queer Factory (queerfactory.free.fr) fut un lieu d’échanges fructueux entre intellectuels précaires (il semble hors-service), on peut citer indiquer les pages http://www.gayways.to/queer.htm ; de Belgique : http://www.next-party.be/queer.html ; d’Angleterre puis aux USA, la série TV Queer as folk a popularisé le mot dans le monde entier.

[3] Éric Fassin, lInversion de la question homosexuelle, Amsterdam, 2005 ; Jonathan Ned Katz, l’Invention de l’hétérosexualité, Epel, 2002.

[5] Cf. Pomerand, Gabriel, Considérations objectives sur la pédérastie. Conférence interdite par le préfet de police en 1949, Lille : QuestionDeGenre /GKC, 1995.

[6] 1931-1994, la Société du spectacle, Paris : Buchet-Chastel, 1969.

[7] Il est vrai que les mots qui recouvraient l’habitus gay ont beaucoup varié dans l’histoire au point qu’un Vocabulaire de l’homosexualité masculine a été édité aux éd. Payot par Claude Courouve mais nous attendons un Vocabulaire de l’hétérosexualité où on trouvera que le mot femme ne s’est imposée que bien après le xe siècle en France. Et que donc TOUS les mots ont une histoire et recouvrent des situations et des définitions historiques différentes.

[8] La Mise en scène de la vie quotidienne, Paris : Minuit, 1973. Cf. aussi l’Arrangement des sexes, La Dispute/Cahiers du Cedref, 2002 [1977].

[10] Les textes théoriques de cette revue furent rassemblés par son pratiquement seul auteur en 1977, Alain Fleig (aujourd’hui photographe et collectionneur), pour les éditions Stock sous le titre de Lutte de con et piège à classe.

[11] Auteure, entre autres, de l’Opoponax (1964), pour lequel elle avait reçu le prix Médicis, du Corps Lesbien (1973) et de la Pensée Straight (1992 en anglais et 2001 en français, Paris : Balland, 2001).

[12] « [...] les œuvres géniales et provocatrices de Gilbert et Georges [...] subliment les ultimes déchets humains et les transforment en réalisations d’envergure. Il ne faut pas s’arrêter à l’utilisation récurrente du sperme, du sang, de la pisse ou bien encore des étrons triomphants, ni à la proclamation de leur homosexualité... mais découvrir la rigueur de leur méthode de travail. » (http://jean.goemans.free.fr/coup/gilbert.html).

[13] « Un pionnier de l'homoliberté » (paru dans Gai Pied Hebdo, nº 389, 12 octobre 1989).

[14] Cf. Anonyme, les Enfans de Sodome à l’Assemblée Nationale, Lille : Question de Genre/GKC, 2002.

[15] Courant aux USA dans les années 1950 et désignant un homosexuel identitaire, ce terme n’entra en France que 20 ans plus tard. C’est surtout internet qui le popularisera dans le monde entier, donnant ainsi l’espérance d’un monde meilleur à des personnes dans les coins les plus reculés de la planète.

[16] Bersani, Leo, Homos : repenser l’identité, Paris : Odile Jacob, 1998. On ne repense pas l’identité avec un terme pareil, en français tout du moins ! On retrouve cette abréviation dans le sous-titre encore plus aberrant du livre indigné de François Cusset, Queer critics : La littérature française déshabillée par ses homo-lecteurs, PUF, 2002.

[17] Dès 1973, le Rapport contre la normalité du FHAR utilisait le mot voisin de hétéroflic.

[18] Cf le titre de l’essai de Jean-Louis Bory et Guy Hocquenghem, Comment nous appelez-vous déjà ? Paris : Calmann-Lévy, 1977.

 

Bibliographie

 

 

Actes de colloques, 2006, Kitsch et avant-garde : stratégies culturelles et jugement esthétique. Exemple de travail formel récent savant avec peu de préoccupation de genre. On retiendra surtout la contribution portant en partie sur Pierre et Gilles de Nanta Novello Paglianti, « Esthétique des corps et représentations kitsch » ainsi que Pierluigi Basso-Fossali, « Les seuils du kitsch : de la « logique du bazar » à la ‘rédemption (apparente) des guillemets’. Essai de sémiologie critique sur la gestion des valorisations », qui aborde le kitsch et le camp. Disponible sur : <http://revues.unilim.fr/nas/document. php?id=1430>

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