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la Ligne d’ombre, numéro 3, mars 2010

 

 
   

Gérald HERVÉ

PSYCHOLOGIE ET SOCIOLOGIE

D’ENTREPRISE*

Présentation

C’est en 1963 que Gérald Hervé achève la rédaction de Psychologie et sociologie d’entreprise. Essai de critique idéologique. Dans ce texte dactylographié d’une centaine de pages, Gérald Hervé s’interroge sur les valeurs qui sous-tendent le discours et la pratique de la psychosociologie industrielle,  branche d’une disci­pline apparue dans les années cinquante. Son analyse concerne tout particulièrement les problèmes liés à la psycho­logie dans le monde du travail. C’est d’abord, insiste l’auteur, en guise d’« avertissement » qu’il intervient, et non à titre d’analyste neutre, car pour lui compte avant tout le « souci de l’homme ». Nourrie de culture scientifique et humaniste, de Platon à Berdiaeff en passant par Montaigne, cette critique porte sur l’objet et les méthodes des pratiques de la psychologie industrielle, notamment lorsqu’elle aborde les motivations profondes (la « vocation », dans l’essai de 1960 Orphée interdit) qui dictent un choix professionnel. L’auteur aborde la question de la sélection sur le marché du travail, avec l’usage des tests, dont il nie la validité ultime au nom du code du travail quant à ses modalités d’utilisation. Même comme être de travail, l’individu n’est pas testable et l’image fabriquée d’un candidat ne saurait légitimer des pratiques d’exclusion. Il montre comment la partie ne peut pas être égale entre le candidat et l’appareil de sélection, depuis le soi-disant scientifique, psychologue d’entreprise, jusqu’aux services de recrutement, les DRH d’aujourd’hui.

La psychosociologie est une science qui a pour objet d’étude l’homme dans sa double dimension individuelle et sociale. Ses applications, en plein essor durant ces années d’industrialisation, reflètent une conception de l’homme, portent des valeurs que met en lumière et auxquelles s’oppose l’auteur. Marqué par l’enseignement de Georges Gurvitch, Gérald Hervé s’inscrit dans le courant anti-quantophrénique, opposé aux conceptions quantitativistes en vogue. Il a lu l’ouvrage, qui fit grand bruit, de Pitrim Sorokin, Tendances et déboires de la sociologie américaine (1956), traduit en français en 1959. Il mêle aussi des arguments tirés de la pensée spiritualiste et personnaliste, allant jusqu’à citer un propos de Pie XII dans une intervention au congrès de Psychotechnique à Rome en 1958. Cet arsenal n’est pas habituel chez Gérald Hervé. Mais, en humaniste du xxe siècle, ce lecteur de Berdiaeff, de Louis Lavelle, mais aussi de Sartre, cherche avant tout  à faire entendre sa voix auprès du plus grand nombre, à convaincre de l’urgence d’une question demeurée en retrait des grands thèmes de l’époque. Comme dans l’avant-propos d’Orphée interdit où il s’en rapportait à l’idée teilhardienne de l’ubiquité et de l’unité originaires, Gérald Hervé n’hésite pas à puiser chez les penseurs chrétiens des idées favorables à ses thèses, achevant, sur fond de pessimisme pascalien, contre le « vide spirituel » et la « solitude collective » contemporains en rappelant la véritable dimension de l’homme, « duelle ou binaire [...], qu’elle soit tournée vers autrui ou vers Dieu ».

L’enjeu de cette réflexion, née et mûrie dans le monde du travail, n’en est pas moins politique. Gérald Hervé s’inter­roge ainsi sur le bon usage de la démocratie au sein de l’entre­prise. Car si les pratiques nouvelles semblent participer de ses principes (sondages, interviews, séminaires, etc.), leur traitement tend en réalité à produire une mise en conformité de l’individu au groupe, qui est source d’aliénation. Cette vive mise en cause de l’homo economicus, de la « République consom­matoire », produits des idéologies de l’industrialisation sous les Trente glorieuses, trouvera son prolongement dans la thèse de science économique de 19771 et son approfondissement philo­sophique dans la méditation de l’essai philosophique de 1984, le Mensonge de Socrate (Lausanne : L’Âge d’Homme). Elle tient aussi de près au destin même de Gérald Hervé. En effet, cette réflexion n’apparaît pas menée seulement pour de strictes raisons professionnelles. En 1955, alors que, commissaire de marine rapatrié d’office d’Indochine (voir H. Baudry, « Fin d’empire et mac-carthysme sexuel : des Pavois et des fers (1971) par Yves Kerruel [Gérald Hervé] ou la chronique d’un drame en Indochine après les accords de Genève », la Ligne d’ombre, nº 2), il purge deux mois de mise aux arrêts à Cherbourg. L’aumônier venu le visiter finit par lui reprocher d’être « un révolté » : ici, il ne l’est pas moins. Mis en perspective, l’essai préfigure des aspects essentiels de la contestation qui explosera cinq ans plus tard. Mais divers thèmes lui donnent une force libertaire et libératoire intemporelle : le refus de l’assujettissement social, la satire moliéresque de cette « science », la psychologie industrielle, qui « prétendrait avoir découvert l’homme », le rejet du conformisme intellectuel, de la massification de la culture, de tout ce qui contribue à la « pasteurisation de l’individu ». Bref, l’auteur brosse un portrait de l’homme contemporain en l’aliéné. Son pinceau est profondément teinté de freudo-marxisme, avec une forte influence de la pensée Marcuse. Et du point de vue des engagements politiques, il échappe à l’alternative capitalisme/socialisme (i.e. communisme) puisque tous deux convergent dans une même visée techniciste de l’homme.

Enfin, l’analyse rejoint ses préoccupations les plus brûlantes sur la question des tests de personnalité, qui mettent en cause non seulement le droit du travail mais aussi, insiste-t-il, le droit à la vie privée.

Dans certains types de tests américains, de plus en plus en usage en France, il y a parfois d’autres éléments tirés d’un formulaire d’interview utilisé pour la sélection des candidats à des services de la Marine. [...] − Efféminé, trop propre, vision puérile (a été pauvre dans son enfance), angoisse injustifiée pour l’avenir, manque de confiance sexuel. − Des ennuis avec sa femme. Foyer divisé. Rivalité marquée à l’intérieur de la famille. Dépendance trop marquée vis-à-vis de la famille, loge chez ses parents, etc.2

 

Autant de points qui permettent de repérer et d’éliminer l’homosexuel potentiel. Il en va donc de la vie de l’individu, « car on ne retire pas impunément à l’homme la liberté de sa vocation et l’amour de son destin », écrit-il aux apprentis sorciers de la psychologie d’entreprise. Au lendemain du drame de mai 1955, tout son engagement s’axe autour de l’article 12 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le droit à la vie privée. Car il ne s’agit pas de simplement proclamer ce droit imprescriptible, ou de le programmer, mais de le vivre et de le respecter.

Comme Gérald Hervé l’écrira dans la dédicace de 1970, « les événements de 1968 ont prêté quelque actualité » à ce texte. On a coutume de regarder et de comprendre ces événements par opposition à ce qui les précède. Si Mai 68 est bien l’expression d’un conflit, et, pour les générations qui suivent, une source d’inspiration, cet essai aide aussi à comprendre à quel point ce tournant dans la société a été porté de longue date. Cet essai, s’il n’est, pas plus qu’un autre, ni précurseur ni prophétique, a non seulement anticipé certaines critiques majeures passées à l’occasion de l’explosion de la fin de la décennie, mais, par sa vision libertaire de l’homme, a su soulever des questions qui gardent encore leur actualité.

 Hervé Baudry

NOTES

1. Gérald Hervé, l'Enrichissement dses tâches en gestion administrative et les groupes autonomes de travail, Thèse pour le doctorat de troisième cycle, Université de Rennes, Faculté des sciences économiques et d'économie appliquée à la gestion, octobre 1977, 398 p. (dactylographiée).

2. Psychologie et sociologie d'entreprise, p. 39.

 

*Ce texte est un fac-similé de l'édition originale ; il est reproduit au format pdf. Il n'est donc lisible qu'à l'aide du programme Acrobat Reader. (Si vous ne le possédez pas, cliquez ici.)

 

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