Gérald HERVÉ
PSYCHOLOGIE ET SOCIOLOGIE
D’ENTREPRISE*
Présentation
C’est en 1963 que Gérald Hervé achève la rédaction de Psychologie
et sociologie d’entreprise. Essai de critique idéologique. Dans ce
texte dactylographié d’une centaine de pages, Gérald Hervé s’interroge
sur les valeurs qui sous-tendent le discours et la pratique de la
psychosociologie industrielle, branche d’une discipline apparue dans
les années cinquante. Son analyse concerne tout particulièrement les
problèmes liés à la psychologie dans le monde du travail. C’est
d’abord, insiste l’auteur, en guise d’« avertissement » qu’il
intervient, et non à titre d’analyste neutre, car pour lui compte
avant tout le « souci de l’homme ». Nourrie de culture scientifique et
humaniste, de Platon à Berdiaeff en passant par Montaigne, cette
critique porte sur l’objet et les méthodes des pratiques de la
psychologie industrielle, notamment lorsqu’elle aborde les motivations
profondes (la « vocation », dans l’essai de 1960 Orphée interdit)
qui dictent un choix professionnel. L’auteur aborde la question de la
sélection sur le marché du travail, avec l’usage des tests, dont il
nie la validité ultime au nom du code du travail quant à ses modalités
d’utilisation. Même comme être de travail, l’individu n’est pas
testable et l’image fabriquée d’un candidat ne saurait légitimer des
pratiques d’exclusion. Il montre comment la partie ne peut pas être
égale entre le candidat et l’appareil de sélection, depuis le
soi-disant scientifique, psychologue d’entreprise, jusqu’aux services
de recrutement, les DRH d’aujourd’hui.
La psychosociologie est une science qui a pour objet d’étude l’homme
dans sa double dimension individuelle et sociale. Ses applications, en
plein essor durant ces années d’industrialisation, reflètent une
conception de l’homme, portent des valeurs que met en lumière et
auxquelles s’oppose l’auteur. Marqué par l’enseignement de Georges
Gurvitch, Gérald Hervé s’inscrit dans le courant anti-quantophrénique,
opposé aux conceptions quantitativistes en vogue. Il a lu l’ouvrage,
qui fit grand bruit, de Pitrim Sorokin, Tendances et déboires de la
sociologie américaine (1956), traduit en français en 1959. Il mêle
aussi des arguments tirés de la pensée spiritualiste et personnaliste,
allant jusqu’à citer un propos de Pie XII dans une intervention au
congrès de Psychotechnique à Rome en 1958. Cet arsenal n’est pas
habituel chez Gérald Hervé. Mais, en humaniste du
xxe siècle, ce
lecteur de Berdiaeff, de Louis Lavelle, mais aussi de Sartre, cherche
avant tout à faire entendre sa voix auprès du plus grand nombre, à
convaincre de l’urgence d’une question demeurée en retrait des grands
thèmes de l’époque. Comme dans l’avant-propos d’Orphée interdit
où il s’en rapportait à l’idée teilhardienne de l’ubiquité et de
l’unité originaires, Gérald Hervé n’hésite pas à puiser chez les
penseurs chrétiens des idées favorables à ses thèses, achevant, sur
fond de pessimisme pascalien, contre le « vide spirituel » et la
« solitude collective » contemporains en rappelant la véritable
dimension de l’homme, « duelle ou binaire [...], qu’elle soit tournée
vers autrui ou vers Dieu ».
L’enjeu de cette réflexion, née et mûrie dans le monde du travail,
n’en est pas moins politique. Gérald Hervé s’interroge ainsi sur le
bon usage de la démocratie au sein de l’entreprise. Car si les
pratiques nouvelles semblent participer de ses principes (sondages,
interviews, séminaires, etc.), leur traitement tend en réalité à
produire une mise en conformité de l’individu au groupe, qui est
source d’aliénation. Cette vive mise en cause de l’homo economicus,
de la « République consommatoire », produits des idéologies de
l’industrialisation sous les Trente glorieuses, trouvera son
prolongement dans la thèse de science économique de 19771
et son approfondissement philosophique dans la méditation de l’essai
philosophique de 1984, le Mensonge de Socrate (Lausanne : L’Âge
d’Homme). Elle tient aussi de près au destin même de Gérald Hervé. En
effet, cette réflexion n’apparaît pas menée seulement pour de strictes
raisons professionnelles. En 1955, alors que, commissaire de marine
rapatrié d’office d’Indochine (voir H. Baudry, « Fin d’empire et
mac-carthysme sexuel : des Pavois et des fers (1971) par Yves
Kerruel [Gérald Hervé] ou
la chronique d’un drame en Indochine après les accords de Genève »,
la Ligne d’ombre,
nº 2), il purge deux mois de mise aux arrêts à Cherbourg.
L’aumônier venu le visiter finit par lui reprocher d’être « un
révolté » : ici, il ne l’est pas moins. Mis en perspective, l’essai
préfigure des aspects essentiels de la contestation qui explosera cinq
ans plus tard. Mais divers thèmes lui donnent une force libertaire et
libératoire intemporelle : le refus de l’assujettissement social, la
satire moliéresque de cette « science », la psychologie industrielle,
qui « prétendrait avoir découvert l’homme », le rejet du conformisme
intellectuel, de la massification de la culture, de tout ce qui
contribue à la « pasteurisation de l’individu ». Bref, l’auteur brosse
un portrait de l’homme contemporain en l’aliéné. Son pinceau est
profondément teinté de freudo-marxisme, avec une forte influence de la
pensée Marcuse. Et du point de vue des engagements politiques, il
échappe à l’alternative capitalisme/socialisme (i.e. communisme)
puisque tous deux convergent dans une même visée techniciste de
l’homme.
Enfin, l’analyse rejoint ses préoccupations les plus brûlantes sur la
question des tests de personnalité, qui mettent en cause non seulement
le droit du travail mais aussi, insiste-t-il, le droit à la vie
privée.
Dans certains types de tests américains, de plus en plus en usage en
France, il y a parfois d’autres éléments tirés d’un formulaire
d’interview utilisé pour la sélection des candidats à des services de
la Marine. [...] − Efféminé, trop propre, vision puérile (a été pauvre
dans son enfance), angoisse injustifiée pour l’avenir, manque de
confiance sexuel. − Des ennuis avec sa femme. Foyer divisé. Rivalité
marquée à l’intérieur de la famille. Dépendance trop marquée vis-à-vis
de la famille, loge chez ses parents, etc.2
Autant de points qui permettent de repérer et d’éliminer l’homosexuel
potentiel. Il en va donc de la vie de l’individu, « car on ne retire
pas impunément à l’homme la liberté de sa vocation et l’amour de son
destin », écrit-il aux apprentis sorciers de la psychologie
d’entreprise. Au lendemain du drame de mai 1955, tout son engagement
s’axe autour de l’article 12 de la Déclaration universelle des droits
de l’homme, le droit à la vie privée. Car il ne s’agit pas de
simplement proclamer ce droit imprescriptible, ou de le programmer,
mais de le vivre et de le respecter.
Comme Gérald Hervé l’écrira dans la dédicace de 1970, « les événements
de 1968 ont prêté quelque actualité » à ce texte. On a coutume de
regarder et de comprendre ces événements par opposition à ce qui les
précède. Si Mai 68 est bien l’expression d’un conflit, et, pour les
générations qui suivent, une source d’inspiration, cet essai aide
aussi à comprendre à quel point ce tournant dans la société a été
porté de longue date. Cet essai, s’il n’est, pas plus qu’un autre, ni
précurseur ni prophétique, a non seulement anticipé certaines
critiques majeures passées à l’occasion de l’explosion de la fin de la
décennie, mais, par sa vision libertaire de l’homme, a su soulever des
questions qui gardent encore leur actualité.
Hervé
Baudry
NOTES
1. Gérald Hervé,
l'Enrichissement dses tâches en gestion administrative et les groupes
autonomes de travail, Thèse pour le doctorat de troisième cycle,
Université de Rennes, Faculté des sciences économiques et d'économie
appliquée à la gestion, octobre 1977, 398 p. (dactylographiée).
2. Psychologie et sociologie
d'entreprise, p. 39.
*Ce texte est un fac-similé de l'édition originale ; il est reproduit
au format pdf. Il n'est donc lisible qu'à l'aide du programme Acrobat
Reader. (Si vous ne le possédez
pas,
cliquez ici.)
PSYCHOLOGIE ET SOCIOLOGIE
D’ENTREPRISE