On apprendrait beaucoup
des poètes si, oubliant pour quelques instants leurs poésies, on ne
voyait plus que leur attitude, leur état intime dans le monde. Rilke le
dit lui-même : «Le vers est une expérience.» Expérience sentimentale,
affective, intellectuelle ou expérience physique
-
comme chez Edgar Poe l’expérience de la peur qui n’est après tout qu’une
réalité trop intensément vécue
-
peur artificielle qu’entretient le poète mais qui le saisit tout entier.
Dès lors son regard ne suit plus le nôtre et prend une valeur de
surprise. Nous parlons alors d’un certain état poétique.
L’œuvre de Rilke évoque
pour nous l’impression de l’angoisse et du tragique. Or c’est là tout le
secret de son expérience douloureuse. Peut-être à travers elle,
arriverons-nous à découvrir cette technique si bien fondue dans la
personnalité du poète qu’elle a fini par devenir son mode de vie, son
éthique au sens le plus fort de ce mot.
Il nous suffit de relire
les Cahiers de Malte Laurids Brigge pour retrouver dès «le bleu
et la peur de son enfance» cette volonté du poète de se créer, dans le
monde de ses gestes quotidiens, un univers tout mythique qui l’absorbe
et l’exige continûment. Il ne lui suffit pas que les choses soient ; il
faut qu’elles soient telles qu’il les voit. Or Rilke se prend bientôt à
son jeu. Il perd le sentiment du réel. Les objets s’idéalisent dans
l’insistance de son regard lucide qui pénètre les moindres formes
jusqu’à ce qu’il ne les conçoive plus et épuise le cycle de ses visions.
La solitude répond alors
à son inadaptation profonde.
D’ailleurs «le réel des
vallées» ne le satisfait pas. Comme le dit Nietzsche, «sous l’influence
de la vérité contemplée, l’homme ne perçoit plus que l’horrible et
l’absurde de l’existence… le dégoût lui monte à la gorge. Et en ce péril
imminent de la volonté, l’art s’avance. Lui seul a le pouvoir de
transformer l’existence en images symboliques».
Rilke éprouve dans
l’excès de la douleur cette nécessité de dramatiser sa vie.
Le drame, il l’accepte
avec conscience.
Poète, il écrira. Il
trouvera dans une métaphore le geste essentiel de la création. Former
des images sera pour lui presque une fonction métaphysique.
Mais il n’est pas de
création sans angoisse. Il y a trop de formes autour de lui. La grande
peur des choses qui vivent intensément étreint le poète et le mystifie.
Comme au temps de son enfance au château du comte Brahe, lorsque dans
les hauteurs de la salle qui s’enténébraient, «les angles qui n’avaient
jamais été dépouillés de leur mystère aspiraient peu à peu hors de vous
toutes les images sans rien leur substituer de précis. On était assis là
-
comme se résolvant, sans conscience, sans plaisir, sans défense. On
était comme une place vide.»
La vie est paralysée par
la peur. Mais cette vie réelle qui déborde de lui, il l’éloigne bientôt,
la repousse, la reporte sur tout ce qui l’entoure et ce en quoi elle se
confond. Alors, épuisé, le poète s’aperçoit qu’il n’a interrogé que
lui-même.
Pauvre Malte Laurids
Brigge, livré au silence d’un monde que son regard hallucine ! il faut
qu’entre lui et ce monde le langage poétique vienne pour incliner le
miroir d’une vérité trop ardente. Il faut que les mots le sauvent de la
peur ou le rire
-
ce rire qu’il faisait jaillir dans l’ombre du vieux manoir paternel. Ce
sont les mots qui font taire le silence. L’âme orientale le sait bien et
les poètes ou les peintres japonais qui devant les panoramas de lacs ou
les paysages volcaniques aux proportions si douces cachent sous la
préciosité du langage et le cérémonial des couleurs la force d’une
nature monstrueuse dont ils épuisent le secret.
«Et peut-être la science
de la vie consiste-t-elle à obscurcir la vérité, écrivait d’Annunzio. Le
Verbe est une chose profonde où sont enfouies pour l’intellectuel
d’inépuisables richesses.»
L’œuvre d’art est avant
tout renoncement.
Elle ne pactise pas avec
la foule. Elle réclame du poète cette sainteté créatrice que Rilke est
allé quérir dans la solitude de Muzot, ce petit château solitaire sur la
route d’Italie où la pureté du ciel alpin évoque la nostalgie des mers
du Sud.
C’est là que Rilke, à son
retour de Paris, apprend à se servir du langage et tempère son
mysticisme germanique.
Il sait qu’il pourra
échapper à la terreur des mondes qui le poursuivent. À la considérer
dans ses formes multiples, la nature apparaît moins terrible car à
chaque détail correspond un mot et le mot sauve de la peur. Il est la
signification par excellence.
Rilke va œuvrer comme un
naturaliste. Il y a mille façons de regarder. La poésie est une sorte de
perspective minutieuse, c’est dire qu’elle dégage des rapports nouveaux
et imperceptibles à notre vision quotidienne, et que par le luxe des
détails, elle découvre une réalité infiniment plus vivante. Car d’une
métaphore apparemment absurde peut naître un horizon de merveilles.
La poésie de Rilke a ce
charme pénétrant et très rare qu’elle intellectualise la vision d’un
regard délicatement précieux et qui n’est pourtant qu’attentif.
Ô la biche quel bel
intérieur
D’anciennes forêts
dans tes yeux abonde
Combien de confiance
ronde
Mêlée à combien de
peur.
Par sa discrétion
merveilleuse, l’œuvre rilkéenne fait parfois songer en poésie à la
sensibilité langoureuse et à la fraîcheur toute classique d’un Théophile
de Viau. Toutes les formes qui se pénètrent et se multiplient sont
révélées subitement à notre regard quotidien
-
l’usure d’un arbre, la lourdeur d’une feuille, l’évaporation des
ruisseaux.
Le décor du visionnaire,
c’est à travers un panorama de solitude de l’aube couleur de l’eau à un
couchant reposé où se jouent tous les prodiges de la lumière alpine.
Poésie des formes
exprimées par les mots, elle est aussi la poésie du mouvement, celle qui
peint le passage des formes multiples.
«… Nous devrions dessiner
davantage, a dit Goethe. Je voudrais ne parler que par dessins comme la
nature qui crée par formes.»
L’esquisse, c’est un
nouvel aspect de l’œuvre de Rilke. Dégager de la matière cette
spontanéité qui l’harmonise. D’où le caractère inachevé de certains de
ses poèmes qui semblent des attentes. Comme si le poète devenu sculpteur
avait énervé la matière, symbole de toutes les formes possibles par la
volonté créatrice, puis l’avait subitement délaissée.
Peut-être faut-il voir là
une influence de ses années parisiennes et de son amitié avec Rodin.
Mais il est assez curieux de contacter que ce culte de l’esquisse, cet
amour de la forme ébauchée, cette attente concrète du regard qui la fera
vivre d’une vie nouvelle se retrouve dans ses propos sur l’architecture,
lorsqu’il parle de ces salles du Louvre «pleines de toutes ces choses
claires de l’Antiquité… de ces pierres qui n’avaient rien de mortel et
dont certaines portaient un mouvement, un geste demeurés si frais que
l’on eût dit qu’ils n’étaient conservés ici que pour être donnés un jour
à un enfant quelconque qui passerait par là».
Cette offrande toute
simplifiée de l’objet au regard apparaît ainsi comme la meilleure
expression de la grâce, de cette grâce que Rilke a recherchée toute sa
vie et que son œuvre classique a enfin dégagée d’une nature
primitivement hallucinante que le verbe avait transmuée.
Nos yeux se détachent du
livre devant la présence évoquée de l’objet. Par quel moyen ? on parlera
de Rilke le magicien. Il a suffi d’un mot pour faire tomber la parole.
Était-ce cela le poème ?
Rilke nous apprend à voir. La poésie est attention. Elle est le
consentement de notre regard, le geste silencieux par lequel renaissent
les formes effacées dans le mystère de la création.
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N’est silence que ce qui s’écoute et se voit.
Gérald
HERVÉ
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