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la Ligne d’ombre, numéro 1, janvier 2006

 Le regard de Rilke*

 

 
   

On apprendrait beaucoup des poètes si, oubliant pour quelques instants leurs poésies, on ne voyait plus que leur attitude, leur état intime dans le monde. Rilke le dit lui-même : «Le vers est une expérience.» Expérience sentimentale, affective, intellectuelle ou expérience physique - comme chez Edgar Poe l’expérience de la peur qui n’est après tout qu’une réalité trop intensément vécue - peur artificielle qu’entretient le poète mais qui le saisit tout entier. Dès lors son regard ne suit plus le nôtre et prend une valeur de surprise. Nous parlons alors d’un certain état poétique.

L’œuvre de Rilke évoque pour nous l’impression de l’angoisse et du tragique. Or c’est là tout le secret de son expérience douloureuse. Peut-être à travers elle, arriverons-nous à découvrir cette technique si bien fondue dans la personnalité du poète qu’elle a fini par devenir son mode de vie, son éthique au sens le plus fort de ce mot.

Il nous suffit de relire les Cahiers de Malte Laurids Brigge pour retrouver dès «le bleu et la peur de son enfance» cette volonté du poète de se créer, dans le monde de ses gestes quotidiens, un univers tout mythique qui l’absorbe et l’exige continûment. Il ne lui suffit pas que les choses soient ; il faut qu’elles soient telles qu’il les voit. Or Rilke se prend bientôt à son jeu. Il perd le sentiment du réel. Les objets s’idéalisent dans l’insistance de son regard lucide qui pénètre les moindres formes jusqu’à ce qu’il ne les conçoive plus et épuise le cycle de ses visions.

La solitude répond alors à son inadaptation profonde.

D’ailleurs «le réel des vallées» ne le satisfait pas. Comme le dit Nietzsche, «sous l’influence de la vérité contemplée, l’homme ne perçoit plus que l’horrible et l’absurde de l’existence… le dégoût lui monte à la gorge. Et en ce péril imminent de la volonté, l’art s’avance. Lui seul a le pouvoir de transformer l’existence en images symboliques».

Rilke éprouve dans l’excès de la douleur cette nécessité de dramatiser sa vie.

Le drame, il l’accepte avec conscience.

Poète, il écrira. Il trouvera dans une métaphore le geste essentiel de la création. Former des images sera pour lui presque une fonction métaphysique.

Mais il n’est pas de création sans angoisse. Il y a trop de formes autour de lui. La grande peur des choses qui vivent intensément étreint le poète et le mystifie. Comme au temps de son enfance au château du comte Brahe, lorsque dans les hauteurs de la salle qui s’enténébraient, «les angles qui n’avaient jamais été dépouillés de leur mystère aspiraient peu à peu hors de vous toutes les images sans rien leur substituer de précis. On était assis là - comme se résolvant, sans conscience, sans plaisir, sans défense. On était comme une place vide.»

La vie est paralysée par la peur. Mais cette vie réelle qui déborde de lui, il l’éloigne bientôt, la repousse, la reporte sur tout ce qui l’entoure et ce en quoi elle se confond. Alors, épuisé, le poète s’aperçoit qu’il n’a interrogé que lui-même.

Pauvre Malte Laurids Brigge, livré au silence d’un monde que son regard hallucine ! il faut qu’entre lui et ce monde le langage poétique vienne pour incliner le miroir d’une vérité trop ardente. Il faut que les mots le sauvent de la peur ou le rire - ce rire qu’il faisait jaillir dans l’ombre du vieux manoir paternel. Ce sont les mots qui font taire le silence. L’âme orientale le sait bien et les poètes ou les peintres japonais qui devant les panoramas de lacs ou les paysages volcaniques aux proportions si douces cachent sous la préciosité du langage et le cérémonial des couleurs la force d’une nature monstrueuse dont ils épuisent le secret.

«Et peut-être la science de la vie consiste-t-elle à obscurcir la vérité, écrivait d’Annunzio. Le Verbe est une chose profonde où sont enfouies pour l’intellectuel d’inépuisables richesses.»

L’œuvre d’art est avant tout renoncement.

Elle ne pactise pas avec la foule. Elle réclame du poète cette sainteté créatrice que Rilke est allé quérir dans la solitude de Muzot, ce petit château solitaire sur la route d’Italie où la pureté du ciel alpin évoque la nostalgie des mers du Sud.

C’est là que Rilke, à son retour de Paris, apprend à se servir du langage et tempère son mysticisme germanique.

Il sait qu’il pourra échapper à la terreur des mondes qui le poursuivent. À la considérer dans ses formes multiples, la nature apparaît moins terrible car à chaque détail correspond un mot et le mot sauve de la peur. Il est la signification par excellence.

Rilke va œuvrer comme un naturaliste. Il y a mille façons de regarder. La poésie est une sorte de perspective minutieuse, c’est dire qu’elle dégage des rapports nouveaux et imperceptibles à notre vision quotidienne, et que par le luxe des détails, elle découvre une réalité infiniment plus vivante. Car d’une métaphore apparemment absurde peut naître un horizon de merveilles.

La poésie de Rilke a ce charme pénétrant et très rare qu’elle intellectualise la vision d’un regard délicatement précieux et qui n’est pourtant qu’attentif.

 

Ô la biche quel bel intérieur

D’anciennes forêts dans tes yeux abonde

Combien de confiance ronde

Mêlée à combien de peur.

 

Par sa discrétion merveilleuse, l’œuvre rilkéenne fait parfois songer en poésie à la sensibilité langoureuse et à la fraîcheur toute classique d’un Théophile de Viau. Toutes les formes qui se pénètrent et se multiplient sont révélées subitement à notre regard quotidien - l’usure d’un arbre, la lourdeur d’une feuille, l’évaporation des ruisseaux.

Le décor du visionnaire, c’est à travers un panorama de solitude de l’aube couleur de l’eau à un couchant reposé où se jouent tous les prodiges de la lumière alpine.

Poésie des formes exprimées par les mots, elle est aussi la poésie du mouvement, celle qui peint le passage des formes multiples.

«… Nous devrions dessiner davantage, a dit Goethe. Je voudrais ne parler que par dessins comme la nature qui crée par formes.»

L’esquisse, c’est un nouvel aspect de l’œuvre de Rilke. Dégager de la matière cette spontanéité qui l’harmonise. D’où le caractère inachevé de certains de ses poèmes qui semblent des attentes. Comme si le poète devenu sculpteur avait énervé la matière, symbole de toutes les formes possibles par la volonté créatrice, puis l’avait subitement délaissée.

Peut-être faut-il voir là une influence de ses années parisiennes et de son amitié avec Rodin. Mais il est assez curieux de contacter que ce culte de l’esquisse, cet amour de la forme ébauchée, cette attente concrète du regard qui la fera vivre d’une vie nouvelle se retrouve dans ses propos sur l’architecture, lorsqu’il parle de ces salles du Louvre «pleines de toutes ces choses claires de l’Antiquité… de ces pierres qui n’avaient rien de mortel et dont certaines portaient un mouvement, un geste demeurés si frais que l’on eût dit qu’ils n’étaient conservés ici que pour être donnés un jour à un enfant quelconque qui passerait par là».

Cette offrande toute simplifiée de l’objet au regard apparaît ainsi comme la meilleure expression de la grâce, de cette grâce que Rilke a recherchée toute sa vie et que son œuvre classique a enfin dégagée d’une nature primitivement hallucinante que le verbe avait transmuée.

Nos yeux se détachent du livre devant la présence évoquée de l’objet. Par quel moyen ? on parlera de Rilke le magicien. Il a suffi d’un mot pour faire tomber la parole.

Était-ce cela le poème ? Rilke nous apprend à voir. La poésie est attention. Elle est le consentement de notre regard, le geste silencieux par lequel renaissent les formes effacées dans le mystère de la création. - N’est silence que ce qui s’écoute et se voit.

 Gérald HERVÉ


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* Gérald Hervé, âgé de vingt ans, publie son premier texte dans le numéro 1 d’Imprudence (mars 1948), revue fondée par l’auteur en compagnie de Pierre Vidal-Naquet, Noël Alexandre, Pierre Nora et Jérôme Peignot. Sur l'histoire de cette revue, voir P. Vidal-Naquet, Mémoires. La brisure et l'attente. 1930-1955, Paris, La Découverte, 1995, p. 229-238. Cote de la revue à la BNF [4Z6981.