1. Formes, contenus, sens du témoignage littéraire
En 1958, dans un article consacré à la répression de l’homosexualité
en France, Daniel Guérin écrivait : « Dans un témoignage bouleversant
et, au surplus, brillamment écrit
[en note : Des Pavois et des Fers, chronique 1954-1955],
qui va, espérons-le, paraître bientôt en librairie, un jeune officier
mis en non-activité, dévoile les dessous à la fois cléricaux et
politiques de la répression impitoyable dont il fut l’une des victimes. »1
Son témoignage, finalement, parut en 1971. Dans son dernier ouvrage,
un ample essai de philosophie anti-cartésienne, publié un an après sa
mort survenue en 1998, une des toutes dernières notes du texte
s’achève ainsi : « L’homosexuel comme témoin de l’injustice du
monde. »2
Tirant ces citations aux deux extrémités de l’œuvre de cet écrivain et
philosophe, j’ai voulu délimiter le champ où va se déployer notre
réflexion : un champ historique et biographique tout d’abord, qui se
constitue en un après (le drame de 1955) ;
d’autre part, le réseau problématique d’un témoignage en tant que « récit
certifié par la présence à l’événement raconté », c’est-à-dire un
récit dans lequel « quelqu’un raconte quelque chose qu’il a perçu ou
vécu »3. Je souligne « vécu » car c’est le
témoignage d’une victime. S’il est vrai que dans son premier livre4,
l’auteur témoigne d’une violence institutionnelle, son récit ne se
limite pas aux faits.
Réglons immédiatement l’une des questions clefs du récit testimonial :
sa fiabilité5. Lui proposant de l’éditer, Christian
Bourgois a écrit à l’auteur : « J’ai été très sensible à la sincérité
de cet ouvrage, et au drame qu’il évoque, et cela dans un style de
très bonne venue. »6 Impression corroborée par l’histoire
du texte : l’écriture de mémoire a accompagné le combat juridique. En
effet, dès le 2 novembre 1955, l’officier mis en non-activité saisit
le Conseil d’État pour abus de pouvoir. Il emporte la cause en 19627.
La version éditée par Bourgois en 1971 demeure, pour les faits,
identique à la première version achevée en juillet 1957 et
partiellement publiée en 1959-608.
La seconde question est celle du « traitement de l’humiliation humaine »9.
Pour prendre la mesure de celle-ci, je questionnerai par la voix
Nadine Gordimer : « Dans quelle mesure l’écrivain a-t-il été marqué en
tant que personne en chair et en os, mis en danger dans des événements
radicaux, des bouleversements sociaux, les menaces pesant sur les
fondements mêmes de la vie et de la dignité ? »10 ;
et répondrai par celle de l’officier instructeur chargé d’inspecter le
commissaire Hervé en procès disciplinaire : « Je ne crois pas qu’il
soit humain de lui briser sa vie »11. Donc l’inhumain
prévalut. Cette inhumaine atteinte à la dignité fonde le témoignage
littéraire de Gérald Hervé.
L’auteur de Des pavois et des fers intitule son texte « chronique ».
De fait, le témoignage, au sens strict, des événements qui l’ont brisé
en mai 1955 et ses conséquences ne concerne un peu moins de la moitié
de l’ouvrage12. Sa visée est autant d’ordre narratif que
réflexif : raconter les faits, c’est leur donner un sens, rendre
intelligible un processus commencé très tôt, bref narrer un « destin »13 ;
c’est aussi reconstituer le tableau des circonstances politico-militaires
dans lesquelles le drame s’est joué.
Dans la chronique, le témoignage porte sur la France en tant qu’ex-puissance
coloniale, aux lendemains des accords de Genève (21 juillet 1954).
L’auteur est ainsi le témoin avisé quoique passager de la fin d’une
époque mais aussi le début de l’ère américaine en pleine guerre dite
froide. Un commissaire de marine est d’abord un administrateur (en
anglais, Navy Administrator). Officier, il ne partage pas la
vie de la troupe. Ces deux facteurs lui font occuper une position à la
fois dominante et proche des opérations militaires et de la réalité
quotidienne. Il est informé des grandes et petites misères de l’armée
coloniale et surtout, bien sûr, de la marine : « C’était la marine qui
avait fait l’Indochine. »14
Tout récit témoignant est ressouvenir. J’ai insisté sur la fiabilité
des faits rapportés. Néanmoins on est en droit de s’interroger sur une
éventuelle tansformation, voire déformation du passé par suite du
trauma. Il ne s’agit pas du risque de « dérive esthétisante »15
mais de l’historicité même des faits. De ce texte la marine nationale
ne sort guère indemne, et la France pas moins. L’anti-impérialisme de
l’auteur aurait-il été suscité par le drame ? Pour l’historien Robert
Bonnaud, ami de jeunesse de Gérald Hervé, celui-ci était, dans les
années 50, « vaguement impérialiste », partisan de l’Empire français ;
pour Pierre Vidal-Naquet, autre condisciple du lycée Périer, à
Marseille, il serait devenu « impérialiste » à la suite du décès d’un
cousin à Madagascar16. Néanmoins, une note manuscrite
d’après avril 1954, avant le départ en Indochine, oblige à nuancer :
La France n’est plus une grande puissance. Elle doit moins cette
situation à la disparition des moyens que le Destin avait un jour mis
entre ces [sic] mains qu’au caractère même de l’esprit français.
Le Français, à l’étranger, n’est qu’un gobeur [...].
Pour le reste, la France a raté son « Empire ». Les militaires colons
[termes superposés] (et les Corses?) l’ont perdu.
Gérald Hervé a-t-il jamais éprouvé quelque idéalisme militaire ? Si
cela fut, il dut être faible, et vite perdu. L’injustice faite à un
matelot à bord de la Jeanne d’Arc durant la croisière
d’application 1953-1954, suivie de son suicide lui inspire ces
réflexions indignées :
[...] l’équipage qui, il faut bien le dire, et je m’en rends compte,
n’a pas droit dans ce métier à la considération et à la dignité de
l’être humain. D’où la tension psychologique qui règne à bord et
explique les « catastrophes ». D’écœurants vestiges des vieux âges...
C’est la troisième fois qu’un suicide se produit dans des conditions
semblables dans la Marine. [...] Ce qui est encore plus abject c’est
la version officielle qui est faite pour atténuer la chose... à savoir
qu’il se serait suicidé en état d’ébriété, ce qui n’est pas vrai17...
La suite montre que l’exigence de vérité l’emporte. Première
dissidence? Dans la chronique l’auteur dénonce ainsi un crime de
guerre, le massacre de populations civiles commis un an avant son
arrivée et, d’une façon générale, l’état de délabrement, d’inutilité
et de médiocrité d’une armée dont il ne laisse pas entrevoir la
moindre grandeur ancienne. Féroce et lucide témoignage post-colonial,
qui porte avant tout sur les mœurs de la marine de guerre, une arme
qui a, au contraire des autres, à quelques notables expressions près,
inspiré des textes clichés, d’un romantisme facile et d’un patriotisme
à courte vue, Des pavois et des fers occupe aussi une place
essentielle dans la littérature de témoignage en tant que celle-ci se
charge de faire entendre la voix des humiliés, ici, les colonisés et
une victime de l’homophobie d’État institutionalisée sous Vichy18.
La narration des faits, la quête de l’intelligibilité font ainsi de ce
témoignage plus qu’une confession ou qu’une remontée autobiographique,
initiée aux sources de la « plus lointaine enfance »19.
Dossier à charge, qui est une réflexion sur le mensonge et la
violence. Témoigner de son drame, c’est pour l’auteur se hisser au-dessus
de l’individuel afin de faire acte d’histoire et d’accusation : « Toutes
les libertés se tiennent et c’est dans la lutte qu’elles se
conquièrent », défend-il en quatrième de couverture. Le témoin de
l’injustice peut être le plus sûr « juge » des libertés.
Le second texte de témoignage de Gérald Hervé s’intitule Carnet de
mémoire et d’oubli. La France 1990...20 C’est un
journal composé tantôt de notes brèves, factuelles, extraites de la
presse quotidienne, tantôt de réflexions et de commentaires personnels
suscités par les drames de l’actualité française et internationale. Il
appartient donc aux écrits de circonstance et de l’urgence : journal
pour sa composition, carnet pour sa liberté d’intervention sur une
factualité dont l’auteur témoigne à un double niveau : en tant qu’ « observateur »,
lecteur / auditeur / spectateur des médias, et en tant que témoin de
quelques événements vécus. Contrairement à la chronique, c’est le
premier niveau qui domine : l’auteur raconte des faits rapportés par
les médias. Il ne s’agit donc pas de témoignage. En revanche, l’auteur
témoigne d’un climat, d’une « mêlée médiatique », d’un régime de
l’information et de manipulation de l’opinion.
De nombreux passages constituent l’auteur en témoin du présent et du
passé de la France. Je verrais volontiers un épisode raconté quelques
années plus tôt dans Endoume ou le roman
d’une corniche21, puis repris dans le
Carnet en tant que degré zéro du
récit de témoignage. C’est le 22 juin 1940, Gérald Hervé a douze ans,
dans la cohue, sa mère apprenant l’armistice crie à la trahison et est
« souffletée par un quidam » :
[...] j’ai vu la France passer de son alliance avec l’Angleterre à sa
collaboration avec l’Allemagne. C’est le traumatisme de la fin de mon
enfance. Cela ne s’oublie pas. Cela a obéré pour moi toute vue que je
pourrais avoir désormais sur les choses en politique22.
La « France en question » du Carnet
est cette entité politique fracturée, née de la défaite et de la
collaboration, irrémédiablement « malade de sa mémoire »23
puisque, n’ayant jamais su assumer la honte, elle a tout fait pour la
nier. La dénonciation de la « France bien pensante, la France de de
Gaulle-Pétain qui a si bien et trop oublié »24 correspond
au refus du mensonge historique dont la profondeur se mesure mieux si
l’on fait le rapprochement avec l’Angleterre. On tient là la réponse
spontanée d’un témoin de cette histoire à sa source la plus dramatique
et que justifie, dans le fond, l’injustice commise à son égard, au nom
de valeurs communes – la permanence de l’homophobie, c’est-à-dire la
répression d’une liberté fondamentale25. Cependant, il
n’est pas dans l’intention de l’auteur de mêler l’analyse politique au
plaidoyer ou à l’accusation personnelle. Dans le
Carnet de mémoire commence surtout à
se thématiser, avec l’accusation de duplicité, le « faux-culisme »
national : le répressif sur mesure qui signale le règne de
l’arbitraire et des hypocrisies bien-pensantes.
Ce témoin a assisté à un demi-siècle d’histoire, et il en a
conscience. Alors que, au début du journal, il mentionne la chute du
mur de Berlin, en octobre, il remémore son voyage dans « l’Allemagne,
année zéro », durant l’été 1949 :
À l’époque, je m’éveillais à la conscience politique de cette Europe
d’après-guerre. Tout était possible alors pour les pierres comme pour
les esprits – pour les pierres plus que pour les esprits, sans doute26.
Pour Gérald Hervé, qui lit beaucoup dès son plus jeune âge, en
1942-1944 les livres étaient la porte de l’avenir. Les très belles
pages de Des pavois et des fers où il
témoigne de l’enthousiasme des condisciples faisant leurs humanités,
entre les discours de Démosthène lourds de sens et
les Cahiers du Rhône27,
trouvent dans le Carnet un écho aux
accents pleins d’amertume :
Une vie d’homme passa. Aujourd’hui : la violence. La drogue.
L’intolérance. Le chômage. La pauvreté. Le déses–poir encore. Le
commerce sans fin.
Était-ce là ce monde que nous reconstruisions, dans les années
quarante, lorsque la seule violence était celle de la guerre, la haine
de l’ennemi toujours chevillée à l’es–pérance des lendemains, la
culture si étroitement liée à l’amitié, lorsqu’un jeune homme de ce
temps-là – et il n’était pas seul – découvrait avec la puissance de
l’idée toute l’étendue de la pensée et, dans la clandestinité encore,
une poésie déjà libre ? (Oh ! Aragon. Desnos. Char. Éluard – tant
aimés !)28
On peut donc considérer ce texte fourmillant de faits, parfois
brièvement consignés dans le style nominal journalistique, comme à la
fois un témoignage au quotidien et un retour réflexif. Toutefois, il
faut souligner les limites de l’aveu et du souci autobiographique. Le
moi est haïssable pour ce lecteur précoce de Pascal et des jansénistes.
Son témoignage portant sur les années de guerre demeure limité. Dans
la chronique, le récit évoquait les idéalismes de jeunesse, battus en
brèche par l’expérience des années d’après-guerre ;
dans le Carnet, la réflexion porte
sur l’« effacement » d’une nation, d’un peuple après Juin 40. Dans les
deux cas, pas plus que dans Endoume
où il délivre ses souvenirs d’enfance, l’auteur ne dira un mot, par
exemple, du rôle qu’il a joué pour sauver le jeune Pierre Vidal-Naquet
lors de l’arrestation de ses parents par la Gestapo, le 15 mai 1944 à
Marseille29, ni encore, passage obligé des souvenirs de
guerre, ses sentiments à la Libération. Quelques poèmes de jeunesse
les ont fixés. Les faits retenus sont donc, par nécessité de
contention de style, de pudeur aussi, ceux qui s’inscrivent dans une
démarche critique et sur lesquels porte une réflexion historique
grave.
Le Carnet de mémoire est un tableau
de la France. Les thèmes sont nombreux, à l’image du flot médiatique,
tous médias confondus. Les questions de l’heure s’y retrouvent, le
menu fait s’insérant de façon impromptue dans le fil des commentaires.
Témoigner de cette année revient, ici, à restituer le chaos auquel les
informations semblent donner une cohérence. 1990 fut l’année de la
France comme elle va, avec la profanation du cimetière juif de
Carpentras, un été d’incendies, la violence, la paupérisation, etc.,
des thèmes dont la plupart n’ont pas cessé de nous interpeller et qui
paraissent, souvent, comme les prodromes de nos propres problèmes. Il
y a en outre, grâce à ce mode de composition polyphonique, un effet de
thématisation et de masse critique. L’afflux est menacé de rejet, le
carnet oscille entre la nécessité de la mémoire et le devoir d’oubli.
Mais ce qui fait de ce texte un témoignage particulier, c’est
l’attitude de l’auteur à l’égard des médias. Du moins n’est-elle pas
dictée d’emblée. 1990 fut l’année de l’avant-guerre du Golfe : le 2
août Saddam Hussein envahit le Koweït. Et le lecteur n’en est qu’au
premier quart de sa lecture. La question proche-orientale vient au
premier plan du Carnet et la France
est prise en flagrant délit de duplicité dans les premiers mois de la
crise. L’accusation répétée de manipulation de l’opinion par les
médias fait du Carnet un journal
contre les journaux. Il reflète ainsi le bilan de Serge Halimi dans
les Nouveaux Chiens de garde :
« Presque tout a été dit sur l’effondrement de l’esprit critique des
journalistes lors de ce conflit où, mis à part
l’Humanité et
la Croix par intermittence, chacun
des directeurs se plaça au service de nos soldats. »30 Le
Carnet surprend, dénonce en plein
crescendo ce que l’auteur qualifie de « mêlée médiatique parmi les
plus abjectes qu[‘il ait] connues »31, évoquant la posture
de Romain Rolland, fait d’abord preuve du courage nécessaire de la
pensée, « pour lutter contre tout ça – contre la meute »32.
À ce titre, le texte témoigne de l’immense difficulté qu’il y a, de
nos jours, à surmonter les intimations médiatiques, à faire barrage
contre la manipulation, le « viol des masses ». Il est malaisé de
départager – mais est-ce nécessaire ? – quelle est l’attitude première
de l’auteur à l’égard du lecteur implicite : une mise en garde et/ou
un mode d’emploi contre « l’intoxication médiatique »33, ou
bien l’exercice hautain et désabusé d’une distance salvatrice mais
solitaire, une sorte d’essais façon aphorismes montaigniens du siècle
de fer.
En définitive, si l’auteur de Des Pavois et
des fers et du Carnet de mémoire et
d’oubli témoigne de quelque chose, c’est de l’expérience du
« mal » (notion absente de sa pensée). L’aveu d’une tristesse
philosophique illustre l’abattement devant lequel n’abdiquent pas
lucidité et qui-vive nietzschéen. Raymond Aron se disait « observateur
engagé ». On pourrait le dire de Gérald Hervé mais dans un contexte
tout autre car il n’écrit ni pour ni dans un courant de pensée. Ou
disons « penseur dégagé », conformément à sa réflexion sur son rapport
au politique. En revanche, la relation critique au monde, la quête du
sens et la vigilante dénonciation des pièges de l’époque reflètent un
engagement qui, au cours des années quatre-vingt-dix ira se
radicalisant. Victime de l’injustice, par son témoignage et son
engagement il défend les valeurs de liberté, justice, démocratie,
jamais définitivement acquises, mais aussi d’intelligence et de raison
contre les formes dégradantes de l’« aplatissement culturel »,
littéraire, éditorial, d’une France « loto-bagnole-foot-ball ». Ce qui
signale ce témoignage autant comme récit de mémoire que conquête d’une
sagesse, c’est, devant les désillusions de l’histoire, l’affirmation
nihiliste, au sens de Max Stirner, de l’insignifiance essentielle du
fait :
Quoi donc nous pousse à vivre avec tant d’émotion l’événement du jour
dont il ne restera rien dans quelques semaines, quelques années ? Où
finit la politique, où commence l’Histoire ? « J’y étais », dira l’un,
de ce temps-là. « J’ai vécu », dira un autre.
Ce fait qui avait tant soulevé de passions, frappé les esprits, autour
duquel le monde entier semblait alors tourner, n’est plus rien [...].
L’Histoire aime les mystères, elle se referme parfois sur eux. Nous ne
fûmes pas au centre des événements, mais déjà rejetés dans quelque
périphérie de l’absence par la mémoire de nos
arrière-arrière-petits-neveux, pour qui nous ne serons plus que des
dates, ou quelque image froide, car le temps – avec horreur – se
dépassionne, quand il n’oublie pas tout à fait. L’égoïsme du jour et
l’indifférence des siècles34.
Ce témoin se sait le jouet de l’éternité. Mais lorsqu’il dénie à la
France de porter le titre de patrie des droits de l’homme, ce n’est
pas de sa part boutade citoyenne.
2. Le témoignage littéraire entre indicible et répétition
À présent, je voudrais traiter de quelques aspects liés à la
littérature de témoignage, au sens où il s’agit, par définition, d’une
littérature d’auteur soumise à un processus aléthif (R. Dulong), de
dévoilement de la vérité, et qui tente de raconter l’injuste,
l’inhumain. On témoigne pour « que toute la vérité soit faite ». Mais
si le prétoire est un lieu où elle manifeste sa totalité casuelle, la
page de l’écrivain en est un autre, sa manifestation aussi est autre.
Luc Vigier signale la « résurgence des schèmes testimoniaux de
l’indicible lorsqu’ils chantent d’autres souffrances, et notamment les
souffrances profondes de l’être »35. Dans l’œuvre fictive
et non fictive de Gérald Hervé, vouloir dire la vérité débouche sur
les modes de l’indicible et de l’intolérable. Des Pavois et des
Fers et le Carnet de mémoire
situent le champ de l’indicible en tant que vérité selon le témoin et
que les autres n’accepteront pas d’entendre, bref une parole
testimoniale irrecevable :
À travers ma propre expérience, ma souffrance s’élevait à la hauteur
de toute injustice et lui devenait confraternelle. J’avais appris
qu’en matière coloniale, comme en beaucoup d’autres, la vérité est une
chose impossible à dire ou qu’elle est intolérable. Je savais que ce
serait là ma plus grande hérésie36.
Ce leitmotiv de l’indicible, formulé dès 1957, fixe une limite non pas
au langage ou à la pensée mais à la transmission de la parole
testimoniale et littéraire. L’auteur devient un hérétique, celui qui
se charge de dire la vérité dans son essentielle provocation et en
marge du consensus. Et, fait de la plus haute signification, les
textes de fiction accomplissent aussi cette tâche37. D’où
la figure, apparemment paradoxale, de celui qui dit l’indicible : il
s’agit pour lui de profaner les silences sacrés, l’omertà du non-dit.
De ce point de vue, toute l’œuvre témoigne de la blessure
existentielle et de la mémoire brisée38 puisque c’est, par
l’exclusion, à un processus de retrait et d’exil intérieur que
l’auteur a été voué, mais en même temps elle brandit le miroir de
l’en-deçà, où consensus et mensonge vont de pair.
Le témoignage du drame de mai 1955 n’est pas « répété » : le récit des
faits se lit seulement dans la chronique39. Pourtant il y a
bien réécriture d’un bout à l’autre de l’œuvre, mais elle s’exerce
comme une sorte de chaînage le long du parcours testimonial. Nul autre
récit complet, comme il se devrait40. Ici encore, la
littérature testimoniale s’avère processus de création jamais achevé,
comme si pour l’écrivain, comme « pour les témoins et leurs
interprètes, l’événement ne cess[ait] jamais de se produire »41.
D’où encore l’extrême cohérence et la densité de l’œuvre de Gérald
Hervé. Je prendrai deux exemples.
Rappelons-nous la phrase citée plus haut, lorsque, jeune commissaire
de marine, G. Hervé est rapatrié en métropole (« À travers mon
expérience... ») : je de certification et d’autoréférence,
je aussi d’une indicibilité majeure, le sujet de la vérité est
non-sujet pour l’autre (« Vous pouvez parler d’honneur », lui jette un
officier à l’amirauté de Saïgon42). C’est ce même sujet « séparé »,
« étranger » que le lecteur retrouve dans Bernard, protagoniste du
roman le Soldat nu. Le regardant, son ami Molinier
ressentait confusément qu’il n’y a rien de plus douloureux qu’un homme
de bonne foi, privé un jour de sa liberté, de son honneur par d’autres
hommes et qui lutte contre cette humiliation, rien de plus douloureux
que cet homme43.
Le même sujet brisé se reconnaît sous d’autres traits dans le blessé
de la Grande Guerre dont le portrait culmine dans cette phrase, point
d’orgue de la symphonie romanesque :
Il était séparé, coupé intérieurement par une ombre – en deçà et au-delà
de toute apparence. Et il portait en lui, secrète, dérobée à tous,
cette blessure du Roi Méhaigné – une dévastation pour la terre Gaste
– déchiré entre l’espérance d’un souvenir et le passé inaccompli d’une
vie inaccessible44.
Ainsi les personnages créés témoignent-ils pour l’auteur car la vérité
du réel est prise en charge par la fiction45, elle-même
fruit des transpositions.
Le second exemple unit le témoignage de des
Pavois et des Fers au dernier roman de l’écrivain,
les Aventures de Romain Saint-Sulpice.
Il faut rappeler ceci : la première version de la chronique est
achevée en juillet 1957 ;
le texte publié en 1971 a été repris en 1969. Une note manuscrite
montre qu’il jugeait sans complaisance son travail : « À la fois trop
près de l’expérience directe et pas assez transposé [...] Tout est
trompeur dans ce livre. Écriture classique. »46 Il faut
rapprocher ceci d’une lettre où son correspondant lui reprochait d’y
avoir « doré esthétiquement et idéologiquement la boue »47.
Gérald Hervé ne reniera pas le livre mais blanchira plus tard les
passages les plus « près de l’expérience »48. En revanche,
dans la foulée du Carnet de mémoire et
d’oubli, il rédige les Aventures de
Romain Saint-Sulpice. La première partie de ce roman49,
la seule qui m’occupera ici, est une transposition du drame de mai
1955. L’autobiographie est tournée en fiction tandis que les
circonstances demeurent tirées de l’expérience mais, cette fois-ci,
d’une expérience vécue avant le drame et sur laquelle la chronique
était restée muette : il s’agit de la croisière d’apprentissage à bord
de la Jeanne d’Arc et que Gérald
Hervé avait effectuée de septembre 1953 à avril 1954.
Il n’est pas possible de traiter comme il conviendrait cet épisode de
sa vie. Pour ce marin dans l’âme, il s’agissait de l’aboutissement
d’études longues et difficiles et de la réponse à ce qu’on nomme
l’appel du large, thème clef de la chronique et d’Endoume
et qui prend forme romanesque dans l’univers néo-conradien des
Feux d’Orion50. Mais en
1991, l’heure n’est pas à l’exotisme : la réécriture de la chronique
met en scène le jeune Romain, fils de l’amiral Saint-Sulpice, pistonné
par lui pour effectuer la prestigieuse croisière comme réserviste.
Le roman commence par cette phrase : « Les Saint-Sulpice avaient
toujours eu la passion du cul et celle de la France. » Plus qu’aux
manœuvres de passerelle, Romain s’y fait initier par le médecin du
bord, Anselme, à l’homosexualité qui imprègne la marine militaire51
et à au désir sodomique. À travers la relation magistro-discipulaire,
non charnelle, qui unit les deux hommes se déploie un discours de
l’indicible, avec le maître pour « théologien ». La « boue » est
devenue « merde », comme le scande à quatre reprises le texte en
exergue ;
de plus, la proclamation de l’analité de l’être humain (inspirée
notamment des approches de l’ethnologie et de l’anthropologie
structuralo-freudienne), s’impose d’emblée à travers l’illustration
placée en tête du roman, une planche de
l’Encyclopédie représentant un toucher rectal. Le récit
témoignant transposé, une « hénaurme sotie-colère » (quatrième),
mimerait ainsi une opération chirurgicale menée sur la marine
nationale à misère sexuelle ouverte, mais aussi la misère humaine qui
fait d’un navire parangon le miroir des violences sociales et d’un
traditionalisme hyperréactionnaire. Arme du privilège et de
l’injustice, dont le commissaire élève Hervé avait fait l’expérience
lors du suicide d’un matelot à bord en 195452, la marine, à
travers le récit des événements et les révélations d’Anselme, fait à
son tour l’objet d’une dégradation : l’arrachement de ses ors (ipeaux).
Derrière les pavois ce ne sont que chairs, mais chairs mortifiées et
désirs refoulés. Le réel excrémentiel, qui n’est pas représenté
suivant une stylistique célino-rabelaisienne de l’excès et de la
déformation épique ou grotesque, surgit, par exemple, à propos des
pantalons de l’amiral que la blanchisseuse refuse de laver. La marine
à hauteur de braguette, en dessous de la ceinture, et de dos. C’est la
France mise à nu à travers l’un de ses fleurons.
Avec ce roman s’achève le parcours testimonial romanesque. Vint
ensuite l’essai philosophique anti-cartésien, qui est aussi un essai
sur la France. Un titre précédera le définitif :
Essai sur la belle France (revisitée),
mu par la passion libertaro-laïque de Georges Darien. Présentant le
livre, Gérald Hervé écrit :
Son exclusion de la marine et ce livre sur Descartes forment
aujourd’hui un tout.
La Nuit des Olympica
se veut aussi l’Anabase réfléchie (et nationale) à la source
d’une telle amputation du corps social. (Quel gâchis humain !)
Règlement de compte, peut-être, mais avant tout, compte de justice.
À l’âge de l’auteur, il ne peut plus être apuré que par des mots et
des pensées encore vivantes53.
Le témoignage, ici, conjugue volonté testamentaire et devoir de
révolte : le témoin, à présent, conteste la raison cartésienne,
déconstruit une tradition nationale, profane un « lieu de mémoire ».
La phase militante de ce mutilé d’une guerre honteuse, durant la
dernière décennie de sa vie, est reflétée par cette union de la soif
de justice54 et de la colère combattante.
Gérald Hervé a pris toute la mesure du drame, et par conséquent fait
de son témoignage non pas le récit d’un malheur individuel mais la
preuve de l’injustice et du déni de l’État de droit. Parlant de son
drame, il a écrit :
Ce n’est pas, ce ne fut jamais une « affaire privée ». Avec
l’interdicion professionnelle dont j’ai été victime, c’est
l’application des lois de Vichy et de Nuremberg, le mépris, la
négation d’un principe fondamental du droit55.
Au récit jamais achevé de la violence originelle répond sa
réactualisation. Ainsi, lorsque dans les années quatre-vingt-dix
Gérald Hervé retrouve des collègues de la marine, victimes repêchées
des mêmes rafles des années 1954-55, dont l’un jouissait d’une
retraite du Conseil d’État, l’autre d’ambassadeur de France : ce
témoin est forcé de revivre le passé et, inlassablement, l’interroger.
Le présent du passé, qui est la mémoire la plus vive, oblige au devoir
permanent de vérité, de révélation de la signification des choses (« revealed
meaning », Nadine Gordimer56). Ce présent est en outre
celui du corps du témoin57, que l’âge éloigne faussement du
passé.
Le témoignage littéraire est un « Je accuse », témoins ces je
que dissémine l’acte (re)créateur qui a la littérature pour « ultime
procès »58. Distinct du simple témoignage oculaire,
« premier verdict sur l’événement »59, il accomplit le
geste premier et l’ultime, car il lui revient de juger et de
sanctionner par l’écriture. Gérald Hervé accuse la France, responsable
moral et physique.
3. Sur quelques relations testimoniales.
On a souvent souligné la solitude du témoin60. Situation
paradoxale si l’on se rappelle l’origine du mot (et de l’institution) :
tertius, le tiers, la personne qui intervient dans une
relation. Le témoignage est par lui-même une forme d’engagement, un
acte public. Mais au-delà du phénomène sociologique, la question
suscitée par un témoignage littéraire ad vitam (humanam)
et qu’on a mis en lumière ses motifs, on la lit déjà chez Montaigne :
« Et puis pour qui écrivez-vous ? »61
Pour qui le témoin écrit-il, sachant que le lien interlocutoire
détermine son message ? Un témoignage peut être un soliloque mais ne
saurait tomber dans le solipsisme.
La réponse limite a été formulée par Primo Levi, lorsqu’il se déniait
le titre de témoin puisque les témoins avaient été anéantis.
Différemment par Paul Celan : « Nul ne témoigne pour le témoin. »62
Pourtant, comme l’a précisé Derrida, le témoignage est expérience de
la transmission. Outre-Atlantique, la littérature de témoignage (« Witness
literature » ou « Literature of testimony ») est fille de
Polemos, discours politique lié, à l’origine, aux mouvements de
libération d’Amérique latine et des Caraïbes et le témoin porte-parole
des opprimés. Cette parole « interloque ». À qui, outre l’historien,
Gérald Hervé adresse-t-il son témoignage ? À la jeunesse d’abord. La
chronique s’achève sur ces mots : « À nouveau, je retrouvais la Seine
et ses quais, je traversais un pont, marchant vers le Quartier latin
de ma jeunesse évanouie. »63 « Évanouie », pas morte. Ces
premiers pas d’après ne sont pas ceux d’une vie de l’après-jeunesse.
Pour le romancier, la jeunesse n’est pas une catégorie sociologique,
mais une qualité d’être : « On ne vieillit que par lâcheté. »64
C’est « aux lecteurs de moins de vingt ans » que sont dédiées les
Aventures de Romain Saint-Sulpice et les Hérésies imaginaires
« aux enfants morts en 1928 ». Nombre de faits et de commentaires du
Carnet de mémoire dessinent le triste tableau d’une jeunesse
victime, pour reprendre les mots de Daniel Guérin, de ce monde « d’incommunicabilité,
de refoulement, de fausse honte, d’hypocrisie et de mensonge »65
et en proie à la « vacherie organique des sociétés »66.
Son œuvre vise un autre destinataire : ce sont « les plus obscurs »
auxquels il se référait lors d’une conférence en 1971, par opposition
aux « quelques prototypes qui dans la presse amusent la galerie, et
lui donne[nt] bonne conscience »67. Gérald Hervé pense aux
« folles » mais aussi se retourne contre ceux qui observent une
conduite opposée68. Car l’homosexualité est « l’un des
drames de la vie sociale, parmi les plus obscurs dans nos sociétés »69.
Ce témoin savait de quoi il parlait. Aussi ne s’étonnera-t-on pas de
trouver une référence à ce collectif anonyme dans la lettre de soutien
qu’il écrivit au président Bill Clinton en 1993 : « Votre geste vient
de rendre l’espoir à des milliers d’hommes (en ce domaine les
meilleurs sont les plus obscurs et les plus nombreux). »70
Un second point porte sur un aspect dont je me demande s’il convient
de l’introduire dans le cadre présent : peut-on parler de soi-même et
se constituer en objet de l’analyse ? Reprenons la phrase de Paul
Celan : « Nul ne témoigne pour le témoin. » Je ne prétends pas établir
une analogie entre le témoin de Celan et Gérald Hervé. En revanche, se
pose la question du témoignage redoublé et assermenté. En guise
d’avertissement à son testament philosophique,
la Nuit des Olympica, l’auteur avait
tenu à préciser :
La collaboration, inscrite au fronton de ce livre, d’un témoin de
longue date de l’auteur, apparaît ici comme le salut que la génération
nouvelle adresse à ses aînés, et témoigne d’un engagement commun
contre l’exclusion71.
Ce témoin, c’est moi. Il ne s’agit pas ici de justifier quoi que ce
soit ni d’intervenir sur le contenu de cet engagement. Je pense bien
plutôt que la problématique testimoniale dans l’œuvre de Gérald Hervé
s’en trouve enrichie. Le fait que je témoigne du témoin, car c’est
cette tâche que, chemin faisant, j’accomplis, m’introduit au cœur du
processus de transmission que relevait Derrida et, plus spécifiquement,
répond à une modalité d’« élection » : « Le modèle choisit son témoin,
autorisé à parler pour lui. »72 Autoriser, déléguer une
autorité, c’est, ici, garantir le partage du savoir, non son
verrouillage. Or cette fonction de relais ne s’articule pas tant
autour de la transmission de la vérité que d’une œuvre méconnue. Une
remarque de Jean-Claude Milner me donne à penser:
Il convient qu’ils [ceux qui savent] n’attendent rien que d’eux-mêmes :
aller là où les mènent les forces du savoir et de l’étude, sans
craindre de déplacer les assis. de détrôner les puissants, et
d’exalter les méconnus73.
Témoin du témoin, je suis de « ceux qui savent » et dont le rôle est
d’« exalter un méconnu », le faire sortir de l’ombre. D’où cette
question, au risque de paraître naïf en ces temps d’inflation
littéraro-éditoriale : pourquoi une œuvre importante est-elle
méconnue, et ce, dans la France du tournant du troisième millénaire,
rendant nécessaire que je témoigne du témoin ? Quelques rudiments de
réponse :
Dans tout témoignage se pose la question de sa réception et de sa
recevabilité. Comme l’a montré Renaud Dulong, il y a aussi en ce
domaine un « horizon d’attente ». Document, un témoignage littéraire
est soumis à des impératifs éloignés de son intérêt véritatif. Le
monde éditorial a ses raisons que le témoin ignore le plus souvent.
L’œuvre de Gérald Hervé est significative à ce titre : des textes
(hors articles ou nouvelles) de fiction et de non-fiction, sur un
total de douze titres, seuls quatre ont été publiés de son vivant.
Certes, tous ne relèvent pas à proprement parler de la littérature
testimoniale (pour le présent travail, j’en ai convoqué cinq). Mais il
est certain que le sort littéraire du témoignage premier a dû peser
d’une façon ou d’une autre dans ce destin : annoncé par Daniel Guérin
en 1958, publié en 1971. Ce n’est pas faute de l’avoir soumis aux
comités de lecture : « Cet ouvrage n’entr[e] pas dans le cadre de nos
collections actuelles », lui répond en 1958 Jérôme Lindon74.
Formule connue. Malgré la virulence, l’anti-colonialisme et
l’anti-militarisme du texte, un rapide aperçu sur la production des
éditions de Minuit, en 1957-1958, fait sauter aux yeux
l’intempestivité du témoignage et de son style : le nouveau roman
règne tandis que la guerre d’Algérie dicte leurs grands engagements
éditoriaux (avec Pour Djamila Bouhired,
la Question,
l’Affaire Audin). Même refus de
Gallimard, à l’instigation d’Albert Camus75. La
marginalisation de ce témoignage aboutit, comme nous l’avons vu, à sa
publication partielle dans la revue Juventus,
en 1959-60. Entre-temps, l’auteur a écrit une pièce de théâtre et
l’essai précurseur sur ce qui deviendra la question gay,
Orphée interdit.
Lorsque Gérald Hervé, sous le pseudonyme bretonnant d’Yves Kerruel,
publie son premier livre, Des pavois et des
fers, il a quarante-quatre ans, son texte quatorze. 1971 est
l’année de la fondation du FHAR, la revendication homosexuelle s’est
radicalisée. Ce n’est pas la génération montante qui découvre ce « témoignage
bouleversant », comme l’écrit Christian Bourgois. Le livre lui-même,
ainsi que la seconde œuvre publiée chez Julliard en 1974, le roman
le Soldat nu, passent au pilon dès
les années 1977-197876. Mort assurée : aucune bibliographie
spécialisée parue dans les années quatre-vingt-dix, souvent l’œuvre de
chercheurs ou de militants nés dans les années soixante, ne le
mentionne. « Il est des témoins qui ne rencontrent jamais l’audience
capable de les écouter et de les entendre. »77 Comment, dès
lors, ne pas donner tout son poids à cette phrase du Carnet de
mémoire et d’oubli : « Ces pages, ma réponse au silence »78 ?
Un texte écrit entre la mémoire du témoin et l’oubli de son témoignage.
Dans son article en tête du recueil Witness
Literature, Horace Engdahl érige l’histoire de Philomèle (Ovide,
Métamorphoses,
vi) en mythe du
témoignage. Disons que la toile cousue de fil pourpre par la fille à
la langue mutilée métaphorise, ici, l’œuvre témoignante, tissée dans
une longue nuit silencieuse. Mais nul crime de sang n’assouvira la
vengeance car elle a déjà eu lieu : c’est l’œuvre. Un témoignage en
souffrance.
NOTES
1. La Nef,
nº 15, mars 1958, p. 43 ;
ce texte est repris par le même auteur dans son
Shakespeare
et Gide en correctionnelle ?, Paris : Éditions du
Scorpion, 1959, p. 106-8, « Contagion du maccarthysme ».
2. Adieu
Descartes. La Nuit des Olympica,
Paris : L’Harmattan, tome 4, p. 507, n. 582.
3. Renaud Dulong,
le Témoin
oculaire, Paris : éditions de l’EHESS, 1998, p. 11, 47.
4. Yves Kerruel, Des pavois et des fers, Paris : Julliard,
1971.
5. Voir R. Dulong, op. cit., p. 45 suiv., Paul Ricœur, la
Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil, 2000, p. 201-8. Dans
le cas de l’affaire Gérald Hervé, il reste à faire la lumière sur des
points secondaires (la provocation à Saïgon, la part de l’idéologie
dans l’accusation de la Sécurité navale à l’encontre d’un officier,
etc.). Les principales réponses se trouvent dans les archives de la
Marine et du Conseil d’État. Ce n’est pas un hasard si le fonds de la
« Royale », où dorment les livrets d’officiers, fait l’objet d’une
thématisation forte (Des pavois et des Fers, op. cit.,
p. 210-1 ;
les Feux d’Orion, Soignies : Talus d’approche, 2003, p. 200).
6. Christian Bourgois à Gérald Hervé, 24/3/1970 (archives de l’auteur).
7. Brève note pour cet épilogue (« victoire à la Pyrrhus » dira-t-il
dans une lettre) à la fin du témoignage de 1971. Commissaire de 2e
classe, administré par le Dépôt des équipages de Brest (Section des
indisponibles), G. Hervé présenta sa démission en 1963.
8. Sur l’histoire du texte, voir H. Baudry, « Fin d’empire et
mac-carthysme sexuel:
Des pavois et des fers
(1971) par Yves Kerruel ou la chronique d’un drame en Indochine après
les accords de Genève », in
la Ligne d’ombre,
nº 2.
9. Luc Vigier,
« Figure et portée du témoin dans la littérature
du xxe
siècle »
(fabula.org)
10. N. Gordimer, « Witness : The Inward Testimony » in
Witness
Literature, Horace Engdahl ed., World Scientific, 2002,
p. 90 : « How
much has the writer been involved in his or her flesh-and-blood
person, at risk in the radical events, social upheavals, the threats
to the very bases of life and dignity? »
11. Capitaine de Vaisseau de Lesquen, commandant la marine à Paris, au
président du conseil d’enquête le capitaine de vaisseau Sourisseau,
14/11/1958 (archives de l’auteur).
12. Ibid., p. 137-150, 177-247 (fin).
13. Ibid., p. 153 : « [...] j’allais provoquer l’inconnu que je
portais en moi et qui m’attendait quelque part sur cette terre de mon
destin. »
14. Ibid., p. 84.
15. L. Vigier, art. cité.
16. Entretiens avec Robert Bonnaud et Pierre Vidal-Naquet, septembre
2001 et 2002.
17. À ses parents, 4/11/1953, de Santa Elena, Équateur.
18. Des
pavois et des fers, op. cit., p. 232-4. Le livre
de Robert Aldrich,
Colonialism and Homosexuality,
London-New York : Routledge, 2002, était sous presse lorsque l’auteur
a eu connaissance de l’œuvre et du drame de Gérald Hervé.
19. Ibid., p. 11.
20. À paraître. Je citerai en donnant la date et non la page.
21. G. Hervé,
Endoume ou le roman d’une corniche
in
Marseilles, Soignies : Talus d’approche, 2003, p. 205.
22. Carnet,
op. cit., 22/6.
23. Ibid.,
19/8, 28/9, 7/12.
24. Ibid., 22/6.
25. Résumé de l’historique des lois homophobes en France de 1942 à
1971 dans le
Dictionnaire de l’homophobie,
dir. Louis-Georges Tin, Paris : PUF, 2003, p. 182.
26. Carnet,
op. cit., 1/10.
27. Des pavois et des fers, op. cit., p. 23-4. Les
premiers écrits de l’auteur conservés sont datés de 1942. Sa
bibliothèque provenait en partie de son grand-père professeur de
philosophie, Émile-Joseph Hervé, qui fut précepteur de Valéry Larbaud,
mais aussi de ses acquisitions : R. Bonnaud évoque G. Hervé, « bouillant
et adorable camarade du lycée Périer, le mieux informé et le mieux
équipé de la classe en littérature contemporaine » (L’Histoire,
le progrès, le communisme, Paris : Éditions Kimé, 1998,
p. 146). Il « avait beaucoup, vraiment beaucoup de livres » (P. Vidal-Naquet,
Mémoires. 1,
Paris : Seuil-La Découverte, 1995, p. 94).
28. Carnet,
op. cit., 17/12.
29. Voir R. Bonnaud, op. cit., p. 148 ;
cf., P. Vidal-Naquet, op. cit., p. 133, 163.
30. S. Halimi,
les Nouveaux Chiens de garde,
Paris : Liber-Raisons d’agir, 1997, p. 23.
31. Carnet,
op. cit., 13/12.
32. Ibid., 28/9.
33. Ibid., 7/12.
34. Ibid., 7/11.
35. Art. cité.
36. Des pavois et des fers, op. cit., p. 203 ;
Orphée interdit (1960), chap. IV (à paraître) ;
Carnet, op. cit., 9/7, 23/12.
37. Les
Aventures de Romain Saint-Sulpice, Soignies : Talus
d’approche, 2003, p. 30. C’est aussi toute la problématique du roman
les Hérésies
imaginaires (Lausanne : L’Âge d’Homme, 1989).
38. Voir H. Baudry, «La mémoire et la brisure : l’œuvre de Gérald
Hervé entre l’histoire et l’imaginaire» in
Mémoire et culture,
Limoges : Pulim, 2006, p. 463-477.
39. Au contraire des engagements de l’auteur qui à travers une
correspondance personnelle militante ;
quand la mort l’a surpris, G. Hervé avait commencé ses
Mémoires
d’en face, où il devait,entre autres, détailler toute
l’affaire.
40. L. Vigier, art. cité ;
P. Ricœur, op. cit., p. 201 ;
Kenzaburo Oe, « Elaborations of Testimony » in Witness Literature,
op. cit., p. 100.
41. H. Engdahl, art. cité in eod., p. 5 (« Historical
research describes concluded events. For the witnesses and their
interpreters, the event never stops happening. »)
42. Des pavois et des fers, op. cit., p. 193.
43. Yves Kerruel, Le Soldat nu, Paris : Julliard, 1974, p. 125.
44. G. Hervé, Les Hérésies imaginaires, op. cit., p. 269.
45. Sur la frontière entre le réel et la fiction, voir le beau texte
de Timothy G. Ash, « On the Frontier » in Witness Literature,
op. cit.
46. Vraisemblablement écrite après la lettre de R. R. (voir note suiv.).
47. R. Rütten à G. Hervé, août 1971 (archives de l’auteur).
48. Les passages supprimés par l’auteur sur son exemplaire non relié (principales
pages concernées : 16-18, 125-6, 139-43, 144-50, 177-8) représentent
environ 8% de l’ensemble.
49. G. Hervé,
les Aventures de Romain Saint-Sulpice,
op. cit., p. 15-105.
50. G. Hervé,
les Feux d’Orion,
Soignies : Talus d’approche, 2003.
51. L’homosexualité dans l’armée fait l’objet d’un chapitre dans
Orphée
interdit, en tant que grand collectif, au même titre que
l’Église et le sport, suivant l’approche freudienne de la dialectique
du moi et des « totalités » à travers les mécanismes de sublimation.
En mai 1971, G. Hervé a lu une conférence au CLESPALA (Arcadie) sur
l’homosexualité dans la marine militaire, où sont rapportés des faits
repris dans le roman.
52. Voir
supra, note 17.
53. Quatrième de couverture.
54. « La soif de justice est probablement la plus grande insolence qui
soit. » (Michel Meyer,
De l’insolence. Essai sur la morale et
le politique, Grasset/Livre de poche, 1995, p. 11.)
55. Note manuscrite, 1993/1995? (archives de l’auteur).
56. N. Gordimer, art. cité, p. 87 suiv.
57. Voir R. Dulong, op. cit., chap. 8, « Le corps comme
trace ».
58. « Ultimate
trial » (H. Engdahl, art. cité, p. 11).
59. R. Dulong, op. cit., p. 219.
60. R. Dulong, op. cit., p.134 ;
H. Engdahl, art. cité, p. 7.
61. Essais,
II, 17 (éd. Villey-Saulnier, PUF, 1978, p. 657).
62. Cité par Jacques Derrida in Luc Vigier, art. cité.
63. G. Hervé, Des pavois et des fers, op. cit., p. 247 (je
souligne).
64. G. Hervé, Carnet, op. cit., 10/10.
65. Daniel Guérin,
Autobiographie de jeunesse,
Paris : Pierre Belfond, 1972, p. 11.
66. G. Hervé, Carnet, op. cit., 1/10.
67. Conférence CLESPALA, op. cit. La question posée en 1971 est
celle que l’on nomme aujourd’hui du placard et du coming out : « [...]
dans une société malade qui cherche à tout prix des boucs émissaires
notre propre complaisance dans la honte et dans la clandestinité peut
se retourner contre nous. »
68. Sur ce problème, voir Georges Sidéris, « Folles, Swells,
Effeminates, and Homophiles in Saint-Germain-des-Prés of the 1920s : A
New “Precious” Society? » in
Homosexuality in French History and
Culture, Jeffrey Merrick, Michael Sibalis ed.,
Harrington Park Press, 2001, p. 219-231. La position de Gérald Hervé
était bien plus nuancée que celle du fondateur d’Arcadie,
André Baudry (voir p. 223, 225).
69. G. Hervé,
Orphée interdit, op.
cit., Avant-propos.
70. « Your
action gave hope to thousands of men (in this case the most obscure
and the most numerous). » (G. Hervé au président Bill
Clinton, 1/6/1993 (archives de l’auteur). Écrite en anglais, elle fut
bien reçue.)
71. G. Hervé, H. Baudry,
la Nuit des Olympica,
op. cit., t. 1, p. 4.
72. L. Vigier, art. cité.
73. Jean-Claude Milner,
Existe-t-il une vie intellectuelle en
France?, Lausanne : Verdier, 2002, p. 27.
74. J. Lindon à G. Hervé, 22/1/1958.
75. G. Hervé à H. Baudry.
76. Des exemplaires ont été sauvés par André Baudry.
77. P. Ricœur, op. cit., p. 208.
78. G. Hervé, op. cit., 26/12.
______________
**Texte
lu au cours du colloque « Littérature, Fiction, Témoignage, Vérité »
(Paris III-Sorbonne nouvelle, 19-20 mars 2004).